Brahms : musique pour piano

Brahms au piano

Brahms a écrit toute sa vie pour le piano seul. Son style hérite de celui de Schubert et Schumann, avec en outre une implacable rigueur venant de Beethoven voire Bach : une écriture polyphonique et orchestrale, régentée par une pensée écrasante, sans concession à une virtuosité démonstrative. L'interprète est confronté à de très réelles mais parfois peu audibles difficultés, qu'il devra rendre en poète, en s'attachant à créer et maintenir le climat légendaire qui baigne cette musique. Celle-ci frappe en outre par son homogénéité stylistique, à tel point qu'il pourra publier dans un recueil tardif une pièce écrite dans sa jeunesse (il s'agit du caprice n°3 de l'op.116) sans que cela ne soit trop audible. L'écriture cependant tend à s'affiner, les lourdes structures symphoniques des premières œuvres s'allégeant peu à peu au profit d'un enchevêtrement subtil des lignes mélodiques.

 

Les sonates

Brahms a écrit trois sonates pour piano (ou du moins trois nous sont parvenues) dans sa jeunesse, marquant le genre, avant de le laisser définitivement de côté.On y trouve une atmosphère légendaire qui trouvera sa quintessence avec les Ballades op.10, mais ici avec quelque chose que Brahms ne nous offrira plus : la liberté, l'aventure d'une musique débridée, voire fantasque. 

La première, en ut majeur, opus 1, qui a permis à Brahms de faire la conquête de Schumann, est en fait postérieur à la seconde. Son incipit monumental donne le ton, orchestral et grandiose. La seconde, en fa dièse mineur, opus 2, plus échevelée, est passionnante malgré quelques baisses passagères d'inspiration.

La troisième sonate, en fa mineur, opus 5, est déjà une oeuvre d'une importance considérable, un gigantesque poème pour le piano. On reste stupéfait par la variété des climats légendaires qu'évoque la premier mouvement, tour à tour farouche et tendre. Le deuxième mouvement se souvient sans doute de l'adagio de la sonate Pathétique de Beethoven, mais avec un érotisme brûlant que le quatrième mouvement, qui en reprend la thématique mais sous un éclairage funèbre, associe à la mort, dans un climat évocateur de Tristan. Le final est une montée vers la lumière et le triomphe, une réussite dans ce genre difficile.

Les ballades op.10

Une ballade est une pièce de forme libre, en relation avec un poème épique ou une légende (il n'y a en cependant pas de rapport avec la forme poétique qu'est le ballade française).
Dans le cas de Brahms, à part la première pièce du présent recueil, la musique ne fait pas référence à un poème précis, mais cherche plutôt à évoquer une atmosphère légendaire. Brahms a aimé très jeune les légendes nordiques : de fait, si seulement une autre pièce pour piano (opus 118 n°3) en dehors de ce recueil porte le titre de ballade, nombre d'autres morceaux auraient mérité ce titre : les pièces que Brahms appelle improprement Rhapsodies (notamment la dernière pièce de l'opus 119), mais aussi les mouvements lents des troisième et quatrième symphonies, le premier mouvement du premier concerto, la troisième sonate pour violon...

Ce recueil, écrit alors que Schumann venait, à sa demande, d'être interné, est l'aboutissement des premières oeuvres de Brahms. Le style, déjà bien formé dans les sonates, a ici trouvé son plein épanouissement, dans une concentration et une économie de moyens stupéfiantes. Tout Brahms est là, dans ces quelques quinze minutes de musique. Il nous livrera encore bien des trésors ; pourtant, dans ces quatre pièces, tout est dit.

La première pièce, en ré mineur, porte, on l'a dit, sur un poème précis : une légende populaire écossaise. Le jeune Edward, serré par les questions de sa mère, avoue son parricide : mais il accuse aussi sa mère de l'y avoir poussé, et la quitte. Dans la première partie du morceau, à l'aide de quelques accords utilisant les degrés faibles de la gamme, d'infimes variations de tempo et de mélodie, Brahms rend compte des questions de la mère et des réponses d'abord évasives d'Edward : bien plus, on voit dans ce début un ciel roulant de lourds nuages, un paysage désolé de rochers et d'herbes hautes balayés par un vent froid. La deuxième partie, d'abord formidable crescendo durant lequel Edward, délirant, confesse son crime, est suivi par un decrescendo impressionnant, où l'indication de diminuendo est soutenu par une raréfaction progressive des notes : puis le silence. La troisième partie reprend la première, mais les modifications (des notes staccato entre les accords) lui confère une atmosphère de désolation insoutenable : il n'y a plus de réponse désormais, la mère est seule, dans ce paysage glacial.

La deuxième pièce, en ré majeur, installe d'emblée par ses accords dignes d'une harpe éolienne un climat éthéré, certes bien plus détendu que celui de la première pièce. La mélodie, magnifique, semble planer au loin. Un deuxième épisode, beaucoup plus sombre, tout en accords massifs et frappés, assure le contraste. L'instant où commence la reprise de la première partie est un pur moment de bonheur, comme si après avoir vu la noirceur du monde, on retrouvait la douceur du rêve. Une coda merveilleuse, infiniment ralentie, présente la mélodie à la basse, comme issue d'un violoncelle imaginaire, et conclut cette pièce dans un ravissement extatique, une stupéfaction devant tant de beauté.

La troisième pièce, en si mineur, affecte la forme et le caractère d'un scherzo. La première partie présente un thème bondissant, fantastique, tel une créature de conte de fées à la fois sarcastique et inquiétant. La partie centrale, écrite dans l'aigu du piano dans un style archaïsant, semble évoquer quelque lointaine vision, à la fois enchantée et quelque peu solennelle. La troisième partie reprend la première, mais de façon totalement transformé par l'usage de la nuance pianissimo : la créature fantastique se dissous, s'évapore, comme à la fin d'une hallucination. Quelques accords reprenant le climat de la partie centrale préparent à la pièce suivante.

C'est sur un génial ré bécarre bien vite diésé pour retrouver la tonalité principale de si majeur que débute la quatrième pièce, joyau du recueil. Sur un flot d'arpèges descendants, une mélodie magnifique, déploie ses phrases immenses, d'une douce lumière qui est une aspiration à un soleil qu'on souhaiterait plus radieux, plus méditerranéen, mais qui demeure pâle et voilé ; un mélodie d'une tristesse infinie également, dans sa partie centrale. Un deuxième épisode restitue de manière saisissante un brouillard dense : dans un nuage indistinct de notes, on perçoit vaguement un thème aux contours flous, dont il semble qu'aucune note ne peut se faire entendre clairement. Le premier thème revient, mais il semble lentement se figer au fur et à mesure qu'il descend dans le grave de l'instrument. Pourquoi donc ce moment m'évoque-t-il le vers de Baudelaire : "Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige" ? Le brouillard revient alors, envahissant tout, juste traversé par deux fois par une réminiscence du premier thème, comme parfois le soleil, lorsqu'il se couche dans la brume, lance un dernier rayon tel un déchirant adieu. Cette fin est un naufrage. Une dernière lueur de si majeur, si belle et si triste, achève de dissoudre ce merveilleux poème dans l'océan des rêves.

Les variations

Variations sur un thème de Schumann

Variations Haendel

Variations Paganini

Les pièces courtes de la maturité

Après un long silence, consacré à la musique de chambre, à l'orchestre et à la voix, Brahms retourne un temps au piano seul. Il ne sera dorénavant plus question d'oeuvres de grande ampleur, mais de pièces assez courtes nécessitant de la part de l'interprète et de l'auditeur une grande sensibilité poétique. Lyrisme et tendresse sont de mise dans les Intermezzi (quel merveilleux titre qui ne veut rien dire), mais parfois les orages de la jeunesse se réveillent, magnifiés par une écriture encore affinée aux rythmes très subtils. Tout semble dit dans le poème de Candidus, le Chant de l'Alouette, dont Brahms a fait l'un de ses plus beaux lieder (op.70 n°2) :

Lointaines voix éthérées,
Célestes messages de alouettes,
Quel doux émoi vous faites naître
En mon coeur, délicieuses voix !
Doucement je ferme les yeux
Et alors défilent des souvenirs

En douces lueurs crépusculaires

Traversées de souffles printaniers.

Les pièces op. 76 et 79 sont volontiers plus tourmentées que les quatre derniers grands cycles : ils constituent pour le pianiste un maillon essentiel, celui du Brahms quadragénaire et symphoniste, peu avant l'achèvement de cette merveille qu'est le Deuxième concerto. Voici un piano magnifique de plénitude et de couleurs.

Huit pièces op. 76

La première pièce est un caprice en fa dièse mineur, composé avant le reste (en 1871 contre 1878) en cadeau à Clara Schumann. C'est un cas unique chez Brahms : une improvisation couchée sur le papier ! L'écriture est d'ailleurs assez atypique, et rappelle beaucoup Schumann (notamment la quatrième pièce, dans la même tonalité, des Chants de l'Aube) . De grandes vagues montent inlassablement sur un rocher escarpé. Un chant désolé s'installe, d'abord timidement, puis souffle en rafale. Après un bref ralentissement, une phrase magnifique, à la voix médiane, fait apparaître une brève lumière.  Les vagues reviennent, encore plus menaçantes, mais soudain ce ciel de nuages lourds se déchire, et inonde la scène d'une lumière irréelle.

La deuxième pièce est un autre caprice, en si mineur. C'est une page très célèbre, montrant comment Brahms a su intégrer le goût viennois à sa musique.

Les deux premiers intermezzi de Brahms semblent vouloir définir ce genre qu'il affectionnera tant. Le premier, en la bémol majeur, séduit par ses sonorités chatoyantes et sa seconde idée, sorte de mouvement de danse alanguie. Le deuxième est un interlude qui fait penser aux troisièmes mouvements des symphonies : mais un deuxième thème, poco stringendo, fait passer comme un voile de mélancolie, superbement transfigurée dans la partie médiane.

La cinquième pièce, un caprice en ut dièse mineur, démontre magistralement le sens rythmique de Brahms, en faisant coexister un thème vigoureux à 3/4 sur une pulsation à 6/8 traitée à la basse comme un 2/4. Une deuxième idée, d'abord mystérieuse puis aux contrastes dynamiques très marqués, souligne le caractère explosif du morceau. Pas de détente : le passage central, più tranquillo, est seulement une variation en majeur (du reste dépressif) du premier thème, avec un jeu subtil sur les ambiguïtés de la mesure à 6/8. La deuxième partie reprend le début, mais en alternant les mesures 6/8 avec les mesure 2/4. Le résultat est stupéfiant : les thèmes semblent concassés, enfoncés au marteau dans un mètre qui leur est étranger. La coda retrouve un 6/8 incertain (avec un effet de mesure à cinq temps !), pour conclure en bourrasque.

La sixième pièce, un intermezzo en la majeur, poursuit avec les effets rythmiques complexes, mais sur un mode nettement plus lyrique convenant à cette forme. La partie centrale, en fa dièse mineur, montre comment Brahms pouvait parfois être proche d'un Chopin, avec ses longues phrases doucement chantantes.

La septième pièce est un nouvel Intermezzo, en la mineur. On retrouve ici l'ambiance légendaire des Ballades. La première phrase, solennelle et quelque peu archaïsante, semble vouloir dire un "Il était une fois" répété en écho. Comme dans "Fable", la sixième pièce des Fantasiestücke de Schumann, une musique plus animée prend alors place, presque jusqu'à la fin : celle-ci étant réservée au retour de la phrase initiale, reprise à l'identique, mais à présent ressentie comme une lugubre conclusion.

Ce recueil merveilleux s'achève en beauté par une pure merveille, le caprice en ut majeur. A vrai dire, c'est à peine si on ressent l'existence d'une tonalité. Et il semble n'y avoir aucun thème non plus ! Toute cette musique respire l'air pur et enivrant du grand large, c'est une montée vers la lumière, une aspiration à la beauté (on pense, pour l'esprit, au Ganymède de Goethe mis en musique par Schubert et Wolf). Du très grand piano, ruisselant de couleurs extraordinaires, puissamment inspiré.

2 rhapsodies op.79

Compte tenu du caractère épique affirmé de ces pièces, le titre de ballade leur aurait mieux convenu : mais Brahms préférait des appellations peu contraignantes. Il s'agit en tout cas de deux pièces longuement développées, solidement charpentées, et d'une grande vigueur qu'on ne retrouvera pour le piano seul que dans l'ultime pièce de l'opus 119.

La première rhapsodie, en si mineur, annonce la couleur : atmosphère sombre et tourmentée, texture symphonique, contrepoint très fouillé, il ne s'agit certes pas de musique légère ! La tension, poussée à bout par des réductions très beethoveniennes, conduit vite à l'explosion. La musique s'apaise ensuite, s'interrompt dans le majeur. La seconde idée, en ré mineur, est une merveille poétique, une vieille légende venue de très loin, vite balayée par le retour du premier thème, traité en accord surpuissants. Elle revient cependant pour l'épisode central, mais elle est à présent en fa dièse majeur ivre de plénitude et de parfums enchanteurs. Toute la première partie est reprise. La coda est magistrale : la deuxième idée revient, mais avec maintenant un visage farouche aspiré par le grave du clavier, dans une ambiance grandiose et crépusculaire à la fois.

La seconde rhapsodie, en sol mineur, a une thématique plus diversifiée et une allure un peu plus improvisée se rapprochant de ce qu'on attend habituellement d'une pièce avec ce titre. Une autre caractéristique est son extrême liberté modulante, c'est à peine si la tonalité principale est perceptible. La première idée saisit d'emblée par son élan irrésistible. La deuxième idée complète la première par ses accords puissants. La troisième est au contraire très contrastante : une mélodie suave, inhabituellement sensuelle, plane sur de grands arpèges de la main gauche. La quatrième idée sera elle austère, une sorte de procession hivernale. Le grand développement central commence alors, en exploitant d'abord l'indécision tonale de la première idée. Il revient ensuite à la quatrième idée de révéler tout son potentiel expressif pour le point culminant de l'oeuvre, sollicitant l'extrême grave du clavier pour créer un climat farouche et inquiétant. La première partie revient, mais la quatrième idée est retravaillée en fonction de ce qu'elle a révélé dans le développement, pour conduire à une fortissimo grandiose. La musique s'éteint alors peu à peu avec un ralentissement explicitement écrit, et se conclut par deux accords brutaux.

Les derniers cycles pour piano

J'aime à m'imaginer Brahms dans ses dernières années. L'homme vieillissant est bien connu des enfants qu'il croise sur sont chemin : il a toujours des friandises pour eux. Il va poster, à Clara Schumann, une vielle dame à présent, et qui fut vraisemblablement, sans qu'il l'eût jamais avoué, le seul amour de sa vie, les nouvelles merveilles pour piano qu'il a tendrement ciselées et qui, lorsqu'elle les jouera, feront revivre le temps jadis.


Sept pièces op. 116

Le premier recueil est composé de trois caprices et de quatre intermezzi. Il est aussi divisé en deux cahiers : les trois premières pièces forment un trilogie sombre et agité avec un intermezzo encadré de deux caprices. Suivent trois intermezzi explorant les tonalités de mi majeur et mi mineur. La dernière pièce, un caprice dans le même esprit et la même tonalité que la caprice inaugural, clôt l'ensemble.

La première pièce est un caprice en ré mineur, emblématique du dernier Brahms : un souffle épique qui retrouve les élans de la jeunesse, une écriture à la fois riche et fine, et d'une rigueur (en contrepoint renversable) maniaque. Il n'y a pas d'épisode central à proprement parler, mais une séquence saisissante où le thème est traité en accords pianissimo répartis entre les deux mains, Le traitement rythmique est remarquable, se jouant des accents déplacés sur la dernière croche. La fin est grandiose.

L'intermezzo qui suit, en la mineur, offre un contraste absolu. Un doux balancement sitôt interrompu, puis relancé en phrases de plus en plus longues, mais qui retombent inéluctablement dans une sombre rêverie. Le tout rappelle quelque peu le lied Wasserflut du Voyage d'Hiver de Schubert.  La partie centrale est d'une mélancolie atroce, comme un chant lugubre d'oiseau triste. La transition avec le retour de la première partie offre une surprise, une soudaine transfiguration du thème qui semble d'un coup plus souriant. Mais la fin retombe dans les ténèbres.

Le caprice en sol mineur est en fait une pièce de jeunesse, ici tout à fait en situation malgré une écriture plus rustique. Les sections extrêmes sont tourmentées à souhait, avec une progression nette vers une fin abrupte. C'est toutefois la partie centrale qui séduit le plus : en mi bémol héroïque et rêveur à la fois, des accords à l'harmonie très lourde mais d'une incroyable richesse poétique, on retrouve ici l'univers du premier concerto.

Le deuxième cahier s'ouvre par un intermezzo en mi majeur, initialement intitulé Nocturne. Cette dénomination aurait très bien convenu, sans pour autant que l'on y trouve le belcanto caractéristique des Nocturnes de Chopin. Un balancement suave, un doux parfum de nuit d'été délicatement percé de nostalgie (modulations vers sol dièse mineur), une harmonie délicate... L'atmosphère est celle de certains mouvements lents de musique de chambre (celui du trio pour clarinette op. 114 par exemple).

La pièce suivante, en mi mineur aurait pu aussi s'appeler nocturne... au sens de Schumann cette fois. Le morceau le plus novateur du recueil est presque entièrement constitué d'une même cellule sans cesse interrompue par des silences, comme un battement d'ailes de chauve-souris. Le climat lugubre, inquiet et inquiétant est à peine éclaircie par une pâle lueur à la fin.

Le mini-cycle en mi s'achève avec un intermezzo en mi majeur avec un schéma tripartite aux sections contrastées. La première partie est une sorte de menuet mélancolique, aux accords richement harmonisées et modulants. La partie centrale, en sol dièse mineur, alterne à l'inverse des triolets et des croches d'une absolue fluidité, qui reviendront avec une forme de sourire triste dans la toute fin du morceau.

Le caprice final retrouve totalement l'atmosphère et l'écriture du premier morceau. Houleuse et frénétique, la première partie conduit rapidement (avec un superbe changement de mesure de 2/4 à 6/8) à un épisode central d'un bouillonnement saisissant, où un chant tourmenté dans le médium est réparti entre les deux mains et entouré de guirlandes de triolets.Le retour du thème initial est annoncé par une ligne de doubles croches quasi improvisée. Le thème est alors rapidement forcé dans une mesure à 6/8, pour une coda explosif se terminant sur un ré majeur lapidaire.

Trois intermezzi op. 117

"Trois paysages d'automne", disait Claude Rostand de ce recueil, le plus court et le plus homogène des quatre cycles. Pas d'élans passionnés ici : seulement une atmosphère crépusculaire hautement poétique. 

La première pièce, en mi bémol majeur, a la particularité de faire explicitement référence à un poème populaire écossais. Il s'agit d'une berceuse chantée par une mère abandonnée par un triste sire. De fait on retrouve le ton archaïsant, mystérieux, évocateur de vent sur des vieilles pierres, qui était celui de la première ballade op. 10. Une berceuse héroïque donc, dénuée de sensiblerie une plainte d'une grande noblesse, magnifiquement harmonisée, avec une remarquable lumière dans sa conclusion. 

La deuxième pièce, en si bémol mineur, est plus immédiatement pianistique. C'est entre les deux mains un échange d'arpèges lugubres, sans résolution. Un deuxième idée, apparaissant dans l'épisode centrale et reprise dans la conclusion, apporte une faible lueur. 

La dernière pièce, en ut dièse mineur, est la plus développée, la plus belle aussi. Elle renoue avec l'atmosphère de ballade de la première pièce, mais traitée ici sur un mode très sombre. Les deux parties extrêmes présentent des variations sur deux thèmes cousins, d'abord exposés sans autre soutien harmoniques que des octaves, créant un climat mystérieux et poétique. L'épisode central est le seul moment de détente du cycle : voici une musique fraîche et printanière, rêveuse, heureuse. Le retour, écourté, de la première partie, n'en sera ressenti que plus lugubrement. La conclusion, avec ses vastes arpèges à la main gauche, ses grands et riches accords à la main droite, au ralentissement superbement dosé, respire la grandeur. Une épopée vient de prendre fin. 

Six pièces op. 118

Ce cycle fait montre d'une grande variété, à la fois dans les types de pièces (quatre intermezzi, une ballade, une romance), et dans les climats abordés. Il demeure toutefois tendu vers sa dernière pièce, superbe conclusion, une des plus belles pièces de Brahms.

Le premier intermezzo, en ut majeur, est, fait rare pour ce genre, une pièce rapide. En seulement 42 mesures, nous avons le schéma d'une forme sonate : deux thèmes contrastants, un développement, une coda. Plus frappant cependant que cette structure, inhabituelle pour une pièce courte, est le dessin que forme l'enchaînement de deux thèmes : deux fois deux accords puissants (mais le deuxième est déjà adouci par un génial si bémol) sur une vague d'arpèges sur quatre octaves ; puis une longue phrase expressive, diminuendo. Du forte au piano, de l'agitation au calme, de l'héroïsme à la méditation : voici un beau résumé de Brahms, quelque chose comme un long adieu qui faisait déjà le charme de la Troisième symphonie. La pièce s'achève dans un calme grandiose, sur un inattendu accord de la majeur permettant la liaison avec la pièce suivante. 

Celle-ci, un nouvel intermezzo, en la majeur, jouit d'une célébrité bien méritée. C'est une douce rêverie, qui s'anime par instants, mais reste toujours d'une grande tendresse. L'épisode central, en fa dièse mineur, traite un thème voisin sur un rythme de trois pour deux, créant un climat doucement nostalgique.

La ballade, en sol mineur, est une pièce énergique, rappelant les deux rhapsodies de l'op. 79. Les accords puissants et orchestraux de la première partie (qui anticipent également sur la dernière pièce de l'op. 119) créent un climat farouche, à l'héroïsme altier. La partie centrale, en si majeur, utilise le même thème : mais à présent pianissimo, soutenu par des arpèges, il prend un tour plus rêveur, culminant dans un retour de sa formulation de la première partie, dans un ré dièse mineur irréel, onirique. Après la réexposition, la musique devient hésitante, pour s'achever dans un pianissimo lugubre.

La quatrième pièce est un intermezzo en fa mineur. La première partie est un jeu de contrepoint, au caractère scherzando, qui cependant tourne en rond. La partie centrale, fait d'accords pianissimo couvrant plus de quatre octaves, fait naître un sentiment de solennité quasi religieuse. A ce calme répond le retour de la première partie, à présent exaspérée, tempétueuse, concluant avec fracas sur un accord de fa majeur stupéfait.

Seule pièce de ce type dans la production pianistique de Brahms, la romance en fa majeur séduit par l'idéal balancement de sa mesure en 6/4. La première phrase, magnifique, s'appuyant sur les degrés et les temps faibles, dégage une atmosphère douloureusement nostalgique, comme la lecture d'une vieille lettre jaunie par les ans. Elle est reprise avec un accompagnement progressivement plus animée, qui lui permet d'exhaler peu à peu son parfum si particulier. L'épisode central, en ré lydien, est volontiers agreste, son sol dièse majeur caractéristique exprimant un cachet irréel, rêveur. Dans la conclusion, la phrase initiale atteint la plénitude de son expression, pour s'achever dans une tendre résolution.

Point culminant du cycle, l'intermezzo en mi bémol mineur est une sombre méditation sur la mort, faussement improvisée sur le Dies Irae grégorien. Le thème, désolé, accompagné par des rafales d'arpèges aux couleurs lugubres, se répète sans inlassablement. C'est un paysage glacial qui se déploie, dans une majesté d'une insoutenable noirceur. Le thème se répète encore, se suspend : soudain jaillissant comme s'il avait été trop comprimé, un nouveau thème surgit, proche de celui de la troisième pièce. Cette héroïque chevauchée, fantastique, macabre aussi dans ce contexte, culmine rapidement dans des accords violents et orchestraux. Elle retombe vite, aussi : bientôt, c'est le retour lancinant du thème initial. C'est à lui, sans retour en arrière, que reviendra la conclusion, d'une sombre et définitive grandeur.

Quatre pièces op. 119

Le dernier cycle pianistique de Brahms accomplit la fusion le style si personnel des opus précédents, et les influences en provenance de Vienne et d'Europe centrale qui ont irrigué sa musique dès les années 1860. On y trouve aussi, en quatre pièces, tous les visages de Brahms : la mélancolie profonde ou légèrement distanciée, le goût pour les structures et les harmonies archaïsantes, l'héroïsme légendaire. On a donc ici un recueil tout aussi fondamental que les Ballades opus 10.
La disposition des quatre pièces fait ressortir une orientation très nette vers la dernière page, baisser de rideau sublime et certainement intentionnel sur toute une vie créatrice, et au-delà sur un siècle de piano romantique. Après cela, il ne restera plus qu'à attendre la mort avec les Chants Sérieux.
 
La première pièce est un lent intermezzo en si mineur, sans doute le morceau le plus mélancolique de Brahms. Des arpèges descendants aux dissonances si marquées et si belles tracent un chant murmuré, épuisé. Un simple changement d'éclairage, et le voici devenu presque souriant, à la façon d'un souvenir heureux à demi effacé par la distance des ans. Le coeur se serre dans les dernières mesures, d'une tristesse accablante.
 
La deuxième pièce, un intermezzo en mi mineur, rappelle la quatrième symphonie dans la même tonalité pour son ambiance légendaire et sa référence aux formes musicales anciennes. La structure est celle d'une chaconne, soit une suite de variations sur un même thème, disposées pour refléter le schéma tripartite habituel. Dans les parties extrêmes, le ton n'est pas triste à proprement parler, mais reflète une angoisse sourde devant un paysage morne et inquiétant, aux teintes crépusculaires. La partie centrale  réussit le tour de force de bâtir une valse viennoise sur le même thème, mais qui ne semble plus exister que dans le souvenir d'un temps révolu.
 
Pour son dernier intermezzo, Brahms a réservé la tonalité paradigme d'ut majeur. C'est un adorable sourire, le rêve d'un paradis perdu ou se mélangent les rêves de valses à l'harmonie tendre (sublime mélodie dans la voix médiane), de fanfares lointaines, quelques traits virtuoses. Trop brève, la pièce s'évanouit dans le ciel, emportant son bonheur avec elle.
 
L'ultime morceau pour piano de Brahms est une rhapsodie. Comme pour celles de l'opus 79, il s'agit en fait d'une ballade. Longuement développée (c'est la plus longue des pièces de Brahms) en cinq épisodes disposés de façon concentrique (ABCBA, la partie A est elle-même tripartite) suivis d'une coda, hautement inspirée, elle résume à elle seule tout le cycle, et par là, toute l'oeuvre pianistique de Brahms. Avec ce morceau sublime, le compositeur jette un dernier regard sans concession sur le monde légendaire de sa jeunesse.
Le premier thème est une magnifique fanfare guerrière en mi bémol majeur (le ton héroïque par excellence !) aux accords puissants et richement harmonisés, les plus beaux peut-être du répertoire. La parenté avec la Marche des Compagnons de David, qui conclut le Carnaval de Schumann, est évidente. Evidente aussi est l'influence de l'Europe centrale : organisation des mesures par périodes de cinq, alternance typique entre majeur et mineur. Au milieu de l'épisode, des arpèges piano à l'aigu sur une scansion de la basse préparent un crescendo fulgurant : ce n'est pourtant à ce stade qu'une préparation. La fanfare s'arrête net, des accords d'attente (avec un merveilleux jeu de pédale) assurent la césure avec l'épisode suivant.
 
Celui-ci, en ut mineur, commence sourdement, comme un roulement de tambour dans le lointain. Il devient progressivement plus clair, et formidablement entraînant, dans un crescendo puissant. Là encore, des accords d'attente interrompent le mouvement pour conduire à un nouvel épisode.
 
Nous voici à présent bien loin de la fanfare ! En la bémol majeur, voici une douce rêverie aux accords délicatement arpégés. Comme dans la troisième pièce, qui semble si proche ici, la mélodie est portée par la voix médiane. L'atmosphère est irréelle, éthérée. On voudrait y rester encore... déjà à ce stade on pressent confusément que cette légende ne peut avoir de fin heureuse.
 
De nouveaux accords ramènent l'épisode B, encore plus explosif. Cette fois, son élan ne sera pas brisé : magnifiquement propulsé sur le devant de la scène, on retrouve non pas la fanfare, mais seulement son thème, aisément reconnaissable mais radicalement transformé en accords pizzicati. Tout se voile soudain : on attend quelque chose de fantastique.
 
Les arpèges piano à l'aigu refont leur apparition, mais il sont bien plus largement développés. Le crescendo est époustouflant : une montée irrésistible vers la lumière, des couleurs d'une incroyable richesse, une couverture totale du clavier... que de beautés accumulées ! Le héros de la légende s'élance vers le triomphe, rien ne peut plus l'arrêter. Le retour de la fanfare, effrayante de puissance, est accueilli comme un cri de victoire, malgré son alternance majeur/mineur encore plus fortement marquée.
 
Mais pour un Brahms sexagénaire, il ne peut plus y avoir de légende heureuse : le temps des espoirs de la jeunesse est à jamais révolu, les héros appartiennent au passé. La fanfare ne débouche pas sur une victoire, mais débouche sur une coda farouche en mi bémol mineur, qui fait souffler le vent de l'épopée sur le héros tombé. Trois puissants accords, les plus beaux de tous, retentissent pour saluer sa chute.
 
Au-delà de l'oeuvre de Brahms, c'est tout un monde de merveilles qui s'achève ici, avec lucidité et sans regrets inutiles. C'est tout le piano romantique, celui de Schumann (cité on l'a vu), de Schubert qui prend congé définitivement. Son dernier témoin vient de disparaître dans une dernière fête.

Discographie

Julius Katchen a réalisé l'intégrale de référence de la musique pour piano de Brahms (ainsi que des enregistrements de référence pour les trios, les sonates pour piano et violon, et, malheureusement, la seule sonate op.99 pour violoncelle). Tout y est : un jeu d'une solidité sans faille, des tempi parfaitement agencés, et une rare intuition poétique. Claudio Arrau n'aimait pas les dernières pièces : il s'en est donc tenu au Brahms de la jeunesse, jusqu'aux variations Paganini. Son interprétation des Ballades op.10 (surtout de la dernière) est inoubliable, confondante de beauté.

 

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