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Généralement considérée comme le chef d'œuvre de son auteur, la Fantaisie a connu une genèse complexe, tiraillée entre l'hommage à Beethoven et la douleur de sa séparation forcée avec Clara. La Fantaisie sera la synthèse des deux, mais aussi de tout le romantisme de Schubert à Wagner. Elle fut dédiée à Liszt ; celui-ci, bouleversé, attendra la plénitude de ses moyens compositionnels pour répondre comme il se devait, par son chef d'œuvre à lui, sa Sonate en si mineur. Hélas, Schumann était déjà interné. Avec la Wanderer-Fantaisie de Schubert, ses œuvres forment une trilogie grandiose unies (au-delà de leur ressemblances superficielles, comme leur longueur et leur difficulté d'exécution) par leur inspiration souveraine, leur commune propension à s'abandonner au rêve. La logique classique de composition fait place à une écriture régie par la seule poésie (un des titres envisagés pour la Fantaisie était d'ailleurs Poèmes).
La Fantaisie fut d'abord pensée en un seul mouvement, intitulé Ruines, l'actuel premier mouvement, en ut majeur, le ton de Clara (C dans la notation allemande). Schumann a ensuite ajouté deux mouvements : une marche de victoire en mi bémol majeur (la tonalité de l'Héroïque ! ), intitulé d'abord Trophées ou Arc de Triomphe, puis un nocturne (Palmes, ou Constellation) qui retrouve l'ut majeur initial.
Ut majeur a été la tonalité de la gloire la plus pure (la symphonie Jupiter de Mozart, ou les Maîtres Chanteurs de Wagner), mais les compositeurs, sans doute fasciné par l'absence d'altération à l'armure, l'ont aussi choisie comme "page vierge" pour une musique sans tonalité clairement définie (premier mouvement de la sonate Waldstein de Beethoven, Caprice op.76 n°8 de Brahms). C'est dans ce sens qu'il faut prendre l'ut majeur du premier mouvement, avec son indication magnifique : à jouer d'un bout à l'autre de manière fantasque et passionnée), mais aussi comme le masque d'un ut mineur tragique qui sera le centre du mouvement. La structure thématique est déroutante. A maints endroits flotte comme une esquisse de thème, qui ne sera pleinement réalisée qu'à la toute fin, et qui donne la signification de toute l'œuvre : une citation du cycle A la bien-aimée lointaine de Beethoven, double hommage du compositeur à son père spirituel et à sa muse. Celle-ci est également citée : le premier thème provient d'un de ses nocturnes, mais combien est-il transformé, de façon surtout à se confondre avec le thème de Beethoven. Il semble que ce thème soit le son secret évoqué par la strophe de Schlegel placée en épigraphe (A travers tous les sons résonne dans le rêve multicolore de la terre un son très doux perceptible pour qui sait tendre l'oreille). Enfin, un motif de quarte, lancé comme incidemment dans la première partie, fournira la matériau de la section centrale.
Le début est saisissant d'intensité. Un ruissellement, presque ravélien, de neuvièmes sur dominante à la main gauche, crée d'emblée une tension gigantesque : cet ut majeur mal établi (pas de tonique !), terriblement instable, apparaît de suite comme surjoué. La première phrase de la main droite (sur le thème de Clara donc) jaillit comme un cri qui aurait longtemps été retenu, comme si la musique avait commencé en fait bien avant son début. Mais le fortissimo laisse tout de suite la place à un piano rêveur, le tempo se ralentit tandis que le thème de Clara se transforme, une première fois, en une esquisse du thème de Beethoven. Dix-huit mesures et déjà tout est là.
Le thème de Clara reprend, subtilement transformé et rehaussé de trilles (on peut y voir une réminiscence de Beethoven, la fin des sonates op.109 et 111 notamment). Enfin, le mineur sous-jacent à cet ut majeur si peu serein s'impose, infiniment douloureux. Le motif de quarte surgit, sans qu'on puisse le rattacher à quoi que ce soit à ce stade. Nouvelle esquisse, minorisée, du thème de Beethoven. La musique s'enfonce dans le grave, se ralentit (on passe des doubles croches à des des triolets), puis s'élève en se raréfiant, dans une transition digne de Bruckner, comme si, par une percée à travers de lourdes nuées d'orage, on apercevait le ciel.
Avec une immense sérénité, l'esquisse précédente du thème de Beethoven revient, mais en fa majeur cette fois. Tout semble vouloir s'arrêter sur cette vision de paradis, le tempo devient Adagio, la musique se réduit à presque rien...
Un nouvel accès de passion, sur un thème en octave, efface ce rêve. La musique du début revient, son tempo s'exaspère dans une crescendo formidable menant au retour en gloire du thème de Clara : enfin la tonique est là ! Pas longtemps : tout s'efface devant une lugubre descente vers les profondeurs du clavier. Temps d'arrêt.
Im Legendenton, sur un ton de légende. L'épisode central, sur un tempo plus lent, sommet du mouvement, est moins un développement au sens classique du terme qu'un ressassement des thèmes et des tourments du mouvement entier, reformulés, repensés à travers le prisme d'un univers légendaire. On pense au lied Auf einer Burg des Liederkreis op. 39, dans un climat similaire, dans lequel l'histoire d'une fiancée en pleurs le jour de ses noces est mise en parallèle avec la vision d'un chevalier pétrifié de puis des siècles à son poste de garde. Cette histoire est éternelle.
Le thème, d'abord en sol mineur puis en ut mineur, tiré donc du motif de quarte déjà entendu, est d'une beauté maléfique. Issu du fond des âges, las en apparence mais gros d'une puissance terrible, je l'associe toujours au thème choral du final de la Sixième symphonie de Mahler. Dès sa troisième exposition, son accompagnement se pare de doubles croches qui semblent l'accélérer, tandis qu'un crescendo mène à un premier accès de passion, véritable fleuve de lave sur lequel il surnage, incandescent.
Après un point d'orgue, voici une nouvelle esquisse du thème de Beethoven, assez proche de sa réalisation finale par son dessin, mais avec une harmonisation qui en fait un objet étrange. Le parfum de la nuit de Tristan flotte ici, subtil et vénéneux. Un crescendo formidable ramène le thème de légende lorsque, au bout du fortissimo, retentit, piano, comme venant de très loin et pourtant clair et pur au milieu des vagues de l'accompagnement, comme le son de Schlegel, le thème serein de la première partie. Un appel au milieu des ténèbres, qui en répercutent aussitôt un écho lugubre.
Un nouveau crescendo ramène le thème de légende, ivre de puissance destructrice. Après un sommet d'intensité, tout s'éteint, le thème de Clara passant comme une ombre. Arrêt.
La réexposition, mutilée du début exalté du mouvement, s'installe d'emblée dans le mineur. Même la section sereine, baissée d'un ton, semble assombrie. Mais alors qu'on s'attend, par similitude avec la première partie, à retrouver le thème de Clara en pleine gloire, voici que tout s'apaise soudain, et qu'enfin peut retentir la citation du lied A la bien aimée lointaine de Beethoven. Ralentissement après ralentissement, toute la musique s'efface, stupéfiée.
Nombre de commentateurs jugent le deuxième mouvement inférieur au premier. Ce n'est pas mon avis. Seulement, alors que dans le premier mouvement, la référence à Beethoven était transcendée par l'exploration d'un domaine sonore nouveau, en avance sur son temps, dans le deuxième mouvement cette même référence se traduit par un hommage plus direct au style héroïque du "père spirituel" du compositeur. La filiation avec la symphonie Héroïque est assumée : même tonalité et surtout un même esprit conquérant, prêt à renverser les montagnes pour atteindre le ciel (ce qui se traduit par une difficulté d'exécution sensiblement plus élevée). Le rythme pointé obsédant est celui de la marche de la sonate op. 101, que Schumann aimait tant.
Que cette fanfare, d'abord énoncée mezzo-forte (elle s'amplifiera à chaque retour), est belle, résonnant haute et claire sur les ruines du premier mouvement ! Elle annonce la bataille est promet la victoire. La bataille, c'est le domaine du rythme pointé, qui transforme vite l'enthousiasme du début en rage féroce. Le mineur reprend le contrôle, l'ennemi ne sera vaincu qu'après une lutte impitoyable. Le combat fait rage, âpre, au milieu des trilles et des éclats. Un retour à la fanfare clôt cette première partie
L'intermède lyrique est le bienvenu. Il cite directement (et ô combien significativement), le chant de Florestan délivré par sa femme, dans l'opéra Fidelio de Beethoven, citation récurrente dans l'œuvre de Schumann. Cela ne dure pourtant qu'un instant : le chant s'anime, scherzando, se transforme en un succession de sauts (anticipant sur la fin du mouvement) plongeant peu à peu dans le grave. Et le combat reprend soudain, à son pire moment, toute la première partie ayant été coupée, comme occultée par l'intermède lyrique. Le procédé, usuel chez Schumann, consistant à priver la reprise de sa première phrase, aura rarement conduit à une telle intensité. Le retour à la fanfare n'en sera que plus triomphal : non plus mezzo-forte, mais fortississimo. Le rythme pointé ne conduit plus au combat, mais au triomphe : celui-ci, jubilatoire autant que techniquement périlleux (après tout, Schumann écrivait pour deux virtuoses, Liszt et Clara) conduit le mouvement vers son apothéose. Sous un soleil éclatant, le vainqueur a reçu son trophée : place maintenant à la nuit.
La nuit, thème romantique par excellence, trouve dans le troisième mouvement l'une de ses plus belles évocations. Nuit favorable à la vérité de l'âme, nuit favorable aux amants, obligés de se cacher, de se mentir le jour (Clara avait officiellement rompu sous la pression de son père) et qui peuvent célébrer leur union dans une communion cosmique avec la nature. Cette thématique sera celle de Tristan, dont la musique semble constamment préfigurée ici (surtout celle bien sûr du duo du deuxième acte). Beethoven est là aussi (celui de la célébrissime sonate op. 27 n°2, et aussi, fugitivement, du deuxième mouvement de la Septième symphonie), et Schubert également (le souffle infini de l'impromptu op.90 n°3). Cette musique miraculeuse semble si simple... Sur un balancement harmonique, un chant s'élève doucement, peu caractérisé, tant les sons prennent ici le pas sur les thèmes. Il atteint l'aigu, semble rencontrer la lumière des étoiles qui le fait redescendre peu à peu. Le mouvement s'anime : voici le véritable thème, chanté par deux voix parallèles, dans l'aigu et dans le grave (le symbolisme est évident). Le mineur vient, non comme une menace que pour soutenir un crescendo d'ampleur brucknérienne, débouchant sur un fortissimo extatique, au milieu exact du mouvement. La deuxième partie reprend presque exactement (mais que de beautés dans ce presque) la première, moins son début. Le retour du fortissimo conduit sur la coda, une pure merveille. Le chant est doucement égrené au milieu du balancement du début ; et, dans un crescendo accéléré splendide, ce balancement, si simple, prend son envol, embrasse toute la nature dans une étreinte cosmique. Avec une telle fin, les accords de conclusion semblent moins finir que prolonger à l'infini ce rêve ineffable.
La Grande Humoresque en si bémol majeur, œuvre géniale, écrite d'un seul jet dans un instant d'intense inspiration, couronne près de dix années de recherches pianistiques sur la question de la diversité des affects, des figures du carnaval, au sein d'une forme unique. Le titre est trompeur - partiellement. Schumann disait d'ailleurs qu'il n'avait rien écrit d'aussi mélancolique. L'humour est présent certes, du début à la fin. Mais il s'agit d'un humour nourri d'associations incongrues entre le rêve, volontiers dépressif, et une exaltation guillerette, ne négligeant pas par instants l'autoparodie, mais devenant vite inquiétante. Ce mélange, en apparence décousue, est en lui-même facteur d'unité le long des presque mille mesures de cette immense partition. Jamais Schumann n'a été aussi proche de l'esthétique fantasque E.T.A Hoffmann, ce n'est donc pas étonnant si cette œuvre au titre si gai voisine avec les pires moments des Kreisleriana et de la Fantaisie.
Extérieurement, l'œuvre ressemble à l'accolement de morceaux séparés, de quatre à sept selon les commentateurs. Les trois premiers suivent la forme usuelle en miroir (ABA ou ABCBA) chère à Schumann. La suite adopte un schéma plus libre. Tout au long, le sol bémol assure une fonction d'unification. Il ouvre (sous la forme d'un fa dièse) la rêverie initiale, "einfach", lui conférant une touche légèrement sarcastique ; mais avec lui, dès la huitième mesure, la rêverie se mue en plainte déchirante. Il est encore là à la conclusion : le décor est planté.
L'épisode qui suit, "sehr rasch un leicht", justifierait le titre de l'œuvre à lui tout seul : bondissant et fanfaron, il ménage un humour délicieux avec ses contrastes dynamiques inattendus, qui brisent la symétrie de phrases. La suite, "noch rasher", accélère l'allure, mais en assombrissant considérablement l'ambiance : c'est une vraie chevauchée nocturne, à peine interrompue par une fanfare. Le retour à l'épisode précédent se fait avec une brève transition (et l'incontournable sol bémol) faisant entrevoir un climat digne des Kreisleriana. La rêverie initial vient conclure, dans une cadence délicatement ouvragée d'une infinie nostalgie. Elle ne reviendra plus. Tout devient sombre...
Malgré un tempo vif (Hastig), une profonde et plaintive mélancolie en sol mineur envahit la musique. Schumann a noté entre les deux portées une voix intérieure, à ne pas jouer, dont l'oreille ne perçoit qu'un faible écho dans la main droite. Une révolte gronde, dans un passage étonnant où la main droite déroule une arabesque agitée sans lien (et à contretemps) avec le choral de la main gauche, qui n'est pas sans rappeler celui qui conclut l'avant-dernière pièce des Kreisleriana. La deuxième pièce des Chants de l'Aube présentera un contraste similaire. Le tempo s'accélère, l'exaltation gagne. Mais elle ne débouche pas sur une victoire, au contraire : voici, "noch und nach immer lebhafter und stärker", un épisode aux accords massifs et au rythme implacable, à la noirceur inquiétante et maléfique qui renoue avec les moments les plus sombres de la Fantaisie. Puis tout se dissout. Viennent les mesures les plus magiques de l'œuvre : la voix intérieure chante doucement, soutenue par d'irréels accords arpégés. La plainte revient, avant de conclure ce "deuxième morceau" dans un si bémol majeur illusoire.
Le "troisième morceau" ne s'annonce pas plus gai en effet. En sol mineur lui aussi, il prend la forme plus simple d'une chanson populaire. Parfaitement symétrique, il comporte un épisode central (intermezzo) virtuose, dominé par la résonance obsessionnelle de la note si bémol, et qui s'éteint avec un saisissant effet d'éloignement.
Le début du "quatrième morceau" partage sa tonalité (si bémol) et son indication de caractère (innig) avec la deuxième pièce des Kreisleriana. Comme dans cette dernière, son chant splendide adopte une écriture de quatuor à corde. Il est un instant interrompu par une fanfare aux syncopes inquiétantes. Deux autres courts épisodes similaires entre eux sont enchâssés, qui créent tous deux une douce rêverie rappelant, sans la citer explicitement, celle qui ouvrait l'œuvre entière. L'épisode "Sehr lebhaft" qui suit rappelle beaucoup à son début le deuxième épisode de la deuxième pièce des Kreisleriana, mais la ressemblance s'arrête vite : le innig du début ne reviendra pas, l'œuvre prend à cet instant une forme totalement ouverte où tout est imprévisible. Cette page court, vole, s'enivre de vitesse, culmine dans un fortississimo d'une exaltation sauvage. Le tempo s'accélère encore, voici une strette virtuose, comme sortie du Carnaval, qui débouche de façon inattendue à un épisode clairement autoparodique, "Mit einigem Pomp". Il est d'une solennité massive et quelque peu ridicule, sans réelle majesté. On pense encore au Carnaval, ou à une parodie du finale des Etudes Symphoniques. Mais il ne dure pas, et s'éteint de manière aussi surprenante qu'il était apparu.
Pour finir, "zum beschluss". Le plus beau. Plus d'humour ici, mais une méditation de l'âme, du niveau du finale de la Fantaisie et des Kreisleriana. Comme dans ces dernières, l'écriture en style de quatuor à corde domine, créant des phrases déchirantes. La musique hésite, la conclusion est une première fois évitée. La plainte reprend, cela semble ne pas vouloir finir alors que résonne doucement le sol bémol. Et d'un geste aussi volontaire que brutal, Schumann s'arrache à son rêve et clôt son chef d'œuvre avec une coda "Allegro", sans dissiper tout à fait la mélancolie.
Les huit novelettes op.21 sont nées dans la même fièvre créatrice que les Scènes d'Enfants et les Kreisleriana. S'il est moins connu que ces deux illustres cycles, peut-être à cause de sa plus grande longueur, de sa difficulté et surtout de l'absence (paradoxale avec un tel titre d'ensemble) de programme pittoresque, cet ensemble n'en est nullement inférieur.
Ces huit pièces exaltées, fantasques à souhait, remarquables de santé et de gaîté (toutes dans un tempo rapide), les novelettes témoignent d'une inspiration jaillissante. Elles entretiennent entre elles des rapports qui les fortifient l'une l'autre, même s'il apparaît envisageable de les jouer séparément. Des rapports tonaux d'abord, avec une véritable obsession pour ré majeur ; surtout entre des sections à l'écriture massive, symphonique, perce de loin en loin une phrase lyrique,jamais la même, jamais autre, qui culmine dans la citation de Clara de la dernière pièce. De l'art, très hoffmannien, de raconter des histoires, se rejoignant dans un récit plus vaste, avec ici le sel supplémentaire que le programme n'est jamais précisé !
Les quatre nocturnes de Schumann, d'inspiration très éloignée de ceux de Chopin, se réfèrent explicitement par leur titre aux Contes Nocturnes d'Hoffmann, avec leur atmosphère étrange, proche du fantastique, voire morbide. Une nuit inquiétante, propice aux hallucinations effrayantes... Pour la première fois, Schumann ne maîtrise plus totalement ses propres démons. L'épilogue de ce processus sera les Chants de l'Aube.
Ut majeur, vraiment ? Bien aidé par une constante instabilité tonale, le ton paradigme n'aura jamais sonné aussi blafard que dans la première pièce. Marche lente, à pas feutrés, où l'on sursaute en voyant son ombre, jusqu'à la dissolution après une illusoire fanfare. La première musique de nuit de la Septième symphonie de Mahler semble tout droit sortie de ces pages prophétiques.
La deuxième pièce, en fa majeur, contraste violemment par sa vigueur, bien que le thème initial ait le même profil descendant que celui de la première pièce. L'inquiétude naît de la juxtaposition des épisodes, sans lien fort entre eux : il semble que la musique perde la raison.
En ré bémol majeur, la troisième pièce rappelle fortement le premier mouvement du Carnaval de Vienne (dont le célèbre Intermezzo était à l'origine prévu pour le présent recueil). Mais le mouvement de danse, là d'une solide truculence, sonne ici perverti, malsain. Le premier épisode, vertigineuse hallucination qui semble sortie des Kreisleriana, le confirme. Le second ne fera qu'amplifier l'angoisse, au bord de la démence, sans que le retour du refrain ne résolve rien.
Deux mesures d'une délicate rêverie ouvrent la dernière pièce. Celle-ci retrouve une écriture sereine, très simple même. Des éléments des trois autres pièces y sont repris, voire suggérés : le rythme de marche de la première pièce, le dessin (mais très ralenti) de la deuxième dans l'épisode central, et même les tourbillons de la troisième, brièvement, tout à la fin, à la main gauche. Pourtant, ce miracle ne dissipe pas totalement les sortilèges nocturnes, tant cette musique semble par instants se vider de sa substance. Quel a été le prix de l'apaisement ?
Les Fantasiestücke op. 111 ne sont pas le recueil le plus connu de Schumann. C'est pourtant son dernier recueil d'importance, avant les lugubres Chants de l'Aube. Le compositeur y retrouve la violence et les contrastes de ses premières années, mais baignés ici dans la lumière grisâtre typique de sa dernière période créatrice, que l'on retrouve dans les sonates pour piano et violon et qui préfigure étrangement sur les dernières pièces de Brahms et leur climat de légende nordique. Le génie est là, mais la verve et la truculence sont partis. Même si le titre fait penser au célébre recueil du même nom op. 12, l'unité de l'œuvre, construite sur trois pièces seulement avec un plan tonal serré (ut mineur, la bémol majeur, ut mineur) renvoie aux Romances op. 28.
La première pièce, d'une violence véhémente, haletante, rappelle In der Nacht, la plus belle pièce de l'op. 12, mais anticipe aussi, par son absence de thème véritable, avec la première pièce de l'op. 76 de Brahms. La deuxième, à la mélancolie prégnante, a souvent été comparée au dernier Moment Musical de Schubert ; certes, mais elle renvoie aussi à la quatrième Kreisleriana pour son ambiance dépressive, si peu dissipée par l'épisode médian, écho attenué de la première pièce, magnifique et lugubre comme une ballade de Brahms. La dernière pièce enfin est une marche à l'héroïsme sans triomphe, orchestrale mais sans rutilance, et conclue sans lumière.