Otello constitue la quintessence de ce qu'il est possible de rêver en matière d'opéra.
D'abord,
un livret exceptionnel : le poète et compositeur Arrigo Boïto a su
merveilleusement adapter la tragédie de Shakespeare pour le chant, en
développant le rôle de Desdémone, en disposant des scènes de choeurs du
plus bel effet dramatique. Surtout, en resserrant l'action (le premier
acte de Shakespeare est supprimé) pour accentuer la rapidité de la
descente aux enfers du couple, et la perfidie profonde de Iago (avec
Hagen, le plus noir méchant de l'opéra). Chaque personnage, même
secondaire, y trouve son individualité et ses ambiguïtés. Il n'est même
pas exagéré de dire que l'adaptation est supérieure au modèle...
Verdi,
qui avait pourtant renoncé à la scène depuis quinze ans et le triomphe
d'Aïda, a pu y donner toute sa mesure. Quelle musique ! D'un seul jet
(même les pauses entre les actes semblent superflues), d'une noirceur
poignante mais toujours aristocratique et d'une grâce aérienne, elle
déploie une splendeur, une richesse des timbres, à faire pâlir Wagner.
Partout l'intelligence de l'instrumentation et l'invention mélodique,
sont admirables et, surtout, en totale symbiose avec le poème. C'est
l'épanouissement, après une longue carrière, du génie de ce maître
septuagénaire. Une belle leçon en passant pour le jeunisme...
Dès
l'attaque du premier acte, sans ouverture, le ton est donné : c'est un
cataclysme, une tempête cosmique que fuit Otello, sans commune mesure
pourtant avec les tourments qui l'attendent. Ecoutez comment, au milieu
de choeurs si justement célèbres à la fois pour leur puissance et
l'économie des moyens employés, chaque intervenant trouve sa juste
place et commence à nouer le drame. A vrai dire, celui-ci est déjà en
germe dans le duo d'amour entre Otello et Desdémone qui conclut l'acte.
Le plus beau jamais écrit avec celui de Tristan, mais qui porte
l'annonce d'un amour condamné. Qu'ont-ils à se dire, pour leur présent
et leur futur ensemble, en dépit d'un amour si profondément touchant ?
Desdémone est éprise d'une nostalgie confuse du passé de son mari, d'un
lointain désert et de lointains combats. Avec quel art Verdi traduit
cette vision irréelle ! Otello, qu'on a déjà vu d'un naturel impulsif
lorsqu'il a dégradé Cassio, n'est déjà plus tout jeune, et aspire sans
doute au repos, à une tranquillité de corps et d'esprit qu'il espère de
l'amour de Desdémone. Mais qu'arrivera-t-il demain ? Au fond, Desdémone
a beaucoup plus de choses à partager avec Cassio, Otello le pressent
confusément, et Iago le sait.
Les deux actes médians
voient la noirceur profonde de Iago, qui éclate dans son fameux Credo,
se déverser peu à peu dans Otello. Le contraste avec Desdémone, pure et
progressivement gagnée par l'incompréhension et l'inquiétude, devient
béant dès son arrivée au deuxième acte (rarement la musique n'aura à ce
point traduit l'idée d'une vision de Paradis, qui désarme même un
instant Otello) et culmine dans une violence insupportable dans la
grande scène de foule du troisième.
Le quatrième acte,
ramassé, concentré mais sans jamais céder à la hâte, porte tout le
potentiel expressif de l'oeuvre à son apogée. La première partie, qui
voit Desdémone prendre congé d'Emilia (la célèbre chanson du Saule),
est d'une tristesse accablante, sans rémission, nourrie de la perte,
acceptée comme définitive, d'un bonheur irréel. Ecoutez comment
l'instrumentation souligne l'arrivée d'otello : il n'est même plus
besoin de scène ici. Pas de pathos excessif dans la strangulation, tant
il découle logiquement de ce qui précède. Rendu à la raison, et, d'une
certaine façon, à la sérénité, Otello peut mourir à son tour en se
remémorant la musique du duo d'amour (qui, dans une seconde écoute,
n'en devient que plus poignant). Les accords finaux, funèbres et
béants, semblent suspendus dans le vide.