Gustav Mahler

Gustav Mahler

Entre deux mondes : dernier grand compositeur du XIXème siècle, premier grand compositeur du XXème ; des débuts dans le sillage de Bruckner, qui fut brièvement son professeur, de Brahms, qui admirait son art de la direction d'orchestre dans Don Giovanni, adulé lui-même dans sa maturité par Schönberg et les fondateurs de la Deuxième Ecole de Vienne ;  cultivant presque exclusivement la forme symphonique héritée des romantiques en en continuant la quête de la démesure, ouvrant par son langage la porte à la musique du XXème siècle ; formidablement excessif et luxuriant, formidablement chantant et intime ; vulgaire et banal, d'un raffinement sonore et d'une subtilité inouies. Telle est Mahler, toujours déchiré entre sa volonté puissante de faire vivre le monde romantique, ses chants sublimes, sa musique populaire transcendée, le monde de Schubert, de Schumann, de Wagner, et le sentiment terrible que ce monde tant aimé se décompose inéluctablement sous ses yeux. Mahler chante son monde, car rarement musique aura été aussi chantante, avec tous les renforts de l'orchestre et des voix ; il le raille aussi, avec un humour grinçant pas vu en musique depuis Beethoven ; il semble aussi en décrire prophétiquement l'agonie et les futures catastrophes du siècle. 

La raison, le bon goût, refusent cette musique. Mais elle m'a pris en coeur et me hantera pour toujours.

Symphonie n°7

La septième symphonie clôt la trilogie médiane purement instrumentale. Elle a la réputation d'être particulièrement difficile, de fait son accès semble réservé à ceux qui ont déjà appris à aimer les autres symphonies, spécialement la sixième sont elle atteint le niveau, du moins pour les trois premiers mouvements. Extérieurement, son organisation formelle est assez simple. Ses cinq mouvements sont disposés de manière concentrique : deux grands mouvements plutôt rapides aux extrêmités, un bref scherzo médian qui sépare deux mouvements lents. Souvent appelée "Chant de la Nuit", elle reprend la thématique nocturne chère aux romantiques (on pense à Schubert et à Schumann) : la nuit fantastique, hallucinée dans les trois premiers mouvements ; la nuit favorable aux amoureux dans le quatrième ; en opposition à la banalité du jour dans le cinquième mouvement. Cette thèmatique est rendue par la couleur fauve très particulière de l'harmonie et de l'instrumentation, d'une beauté qui n'a de rivale que celle du Chant de la Terre, qui crée constamment un climat saisissant.

Le premier mouvement alterne les épisodes lents et rapides, organisés d'une façon proche de la sonate classique. Le thème inaugural aux trombones, lent, majestueux, rappellerait le thème "Ce que me disent les rochers de la montagne" de la troisième symphonie, n'était son ambiguïté harmonique. Une progression dynamique saisissante conduit à l'épisode rapide, dans une ambiance certes nocturne, mais sauvage, rappelant "La nuit étoilée" de Van Gogh.

La nuit étoilée de Van Gogh

Un nouvel élément, d'essence populaire (mais traité de façon grotesque) ainsi qu'un troisième thème très lyrique apportent un peu de détente. Dans la partie centrale, Mahler semble pour une fois s'abandonner aux sortilèges de sa propre musique, qui atteint ici une beauté pure, hors du temps. Après une réexposition très modifiée, dans la coda, tout s'emballe : mais au milieu de la tempête, lentement, le thème initial retentit, solennel, ivre de puissance, dans une forme un peu différente du début mais qu'on sent être un aboutissement. Puis une ruée sauvage conclut ce morceau sublime.

Ronde de nuit

Le deuxième mouvement serait inspiré du tableau "Ronde de nuit" de Rembrandt. On peut d'ailleurs voir dans la formule qui lance le morceau le geste de l'officier qui met sa troupe en mouvement. Généralement dans la nuance piano, dans un tempo de marche, cette musique est stupéfiante d'invention toujours renouvelée. L'instrumentation, faisant la part belle aux bois, est d'une beauté ensorcelante. Les ténèbres y disputent la place à un humour grinçant, inquiétant même quand au détour d'une phrase on entend le motif conducteur de la sixième symphonie.

Pour être bref, le scherzo n'en est pas moins capital. Il porte en lui plus d'un siècle d'évolution du genre. Une plaisanterie ? Voici une musique hallucinée, psychotique, constamment interrompue puis relancée, aux contrastes timbriques saisissants (avec les tymbales notamment). Voici une nuit de terreur, on se débat au milieu des créatures de cauchemar, on cherche en vain une issue à sa peur. Et au milieu de tout cela, soit au milieu de la symphonie, une innocente valse viennoise, étrangement déformée, comme le spectre d'un monde en décomposition.

Le quatrième mouvement apporte un total (et pour tout dire quelque peu incongru) changement d'ambiance. Avec la guitare et la mandoline, c'est une sérénade au chant magnifique, triste et beau à la fois. La nuit redevient fréquentable, propice aux amoureux. Mais comme le chantait Brangäne au deuxième acte de Tristan et Isolde, la nuit va bientôt faire place au jour. L'affreux jour... comme dans Wagner (dont les Maîtres Chanteurs sont d'ailleurs cités), Mahler a choisi pour lui une musique bruyante et vulgaire, sa plus vulgaire sans doute. Multipliant à dessein les fautes de goût, les ruptures, les relances poussives ne débouchant sur rien, les mélodies banales. A la fin, le thème du premier mouvement revient glorifié. Ce finale est-il le plus moderne de Mahler, ou simplement raté ? A chacun de juger...

Symphonie n°10

Mahler était effrayé par la "malédiction" qui semblait vouloir, avec Beethoven, Schubert, Bruckner, empêcher un compositeur de dépasser le chiffre de neuf symphonies. Il avait cru tromper le destin en ne numérotant pas le Chant de la Terre : le voici finalement rattrapé, car la Dixième symphonie restera inachevée. Toutefois, à la différence de la Dixième de Beethoven, ou du finale de la Neuvième de Bruckner, le travail a été suffisamment avancé pour permettre à l'oeuvre d'être jouée. En effet, Mahler "voyait sa symphonie en entier", et l'a esquissé d'un bout à l'autre, le travail d'orchestration qui devait suivre à quant à lui été mené à terme pour le premier et troisième mouvements seulement ; pour les autres, une orchestration parcellaire et quelques indications ont permis à des musicologues experts de la musique de Mahler de tenter une complétion afin de rendre l'oeuvre audible, des compositeurs sans doutes plus indiqués (comme Schoenberg) s'y étant refusé. La révélation des esquisses n'a été achevée que dans les années 60 par Alma, malgré l'opposition du fidèle Bruno Walter ; en outre, nombre de mahlériens fervents, comme Bernstein ou Boulez, n'ont pas voulu cautionner le travail de reconstitution des musicologues, et ont préféré se tenir au seul premier mouvement. Il est d'ailleurs vrai que la différence, même sur la seule orchestration, entre le génie et le savant, est audible... Pour une version complétée, on se tournera donc vers les mahlériens d'aujourd'hui, par exemple Rattle.

Portant la trace, jusqu'aux exclamations douloureuses aux marges du manuscrit, de la terrible crise conjugale de l'été 1910, la Dixième symphonie est le prolongement de la précédente : une musique sublime, éthérée, détachée d'un monde qui ne manifeste, pitoyable et railleur, que dans les mouvements centraux. La structure (pour autant bien sûr qu'on puisse la considérer comme acquise) est concentrique : deux longs mouvements lents, aux caractères assez proches de leurs homologues dans la Neuvième, encadrent deux scherzi, qui eux-mêmes flanquent un mouvementbref et terrible, intitulé Purgatorio.

Le premier mouvement, achevé par Mahler, est de la même hauteur de vue que le premier mouvement de la Neuvième. Sa connaissance est donc indispensable. Il oppose, plutôt que trois thèmes, trois visages d'un même thème, qui vont peu à peu se contaminer dans une progression saisissante. La phrase initiale, aux altos, pourrait à elle seule qualifier toute cette musique : une phrase tourmentée, nue, indéfinie, un terrible goût d'éternité. On explore ici des contrées désolées, aux confins de ce qu'il est accordé aux humains de connaître, on pressent un secret terrible. Le deuxième visage est un chant magnifique, avec une orchestration luxuriante : mais les innombrables dissonnances sont autant de blessures. Un chant de gloire à la beauté du monde que l'on va quitter. Le troisième visage, dans un premier temps, détend quelque peu l'atmosphère, par son caractère bondissant : il révèle vite un côté sarcastique et inquiétant. Les trois visages réapparaissent, en échangeant à chaque fois certains de leurs éléments, et renforçant leur caractère : le premier est de plus en plus désolé, le deuxième poignant, le troisième angoissant.  Un nouveau retour du premier visage, on atteint, pianissimo, laisse la musique suspendue dans des dissonances glacées : mais l'orchestre, dans un puissant tutti, déclenche un révolte. Celle-ci conduit à une catastrophe, une atroce superposition de onze des douze sons possibles. Après cela seulement, la musique peut trouver le repos, dans une fin où les visages réapparaissent, profondément transformés,apaisés. 

Le premier scherzo est particulièrement chaotique : un jeu endiablé entre des motifs qui s'entrechoque, d'une inventivité jamais mise en défaut. Le caractère faussement populaire prend une dimension sarcatastique : pour la dernière fois, Mahler ricane... 

La briéveté et l'étrangeté du troisième mouvement ne doivent pas occulter son importance : il est le pivot de l'oeuvre, dont il nourrira les deux mouvement suivants. Musicalement, ce Purgatorio n'a rien de spectaculaire, il est assez proche du Wunderhorn lied "La vie terrestre", sombre histoire d'un enfant mourrant de faim en attendant que le pain soit cuit. Une vielle qui tourne en grinçant, un essai de révolte, un retour au point de départ : en quatre minutes, la vanité, la mesquinerie et la souffrance de la vie sont saisies.

Le deuxième scherzo qui suit est d'emblée tragique : une danse noire, ou plutôt une course à l'abîme. C'est d'ailleurs ainsi que le mouvement finit : plus de rutilance, seulement le quasi-silence des percussions dans le lointain. Puis, pour marquer le début du finale, un son terrible, un coup assourdi de grosse caisse. La dernière marche funèbre de Mahler est peut-être la plus terrible : lente et lourde, sans cesse ramenée à terre par ce coup de grosse caisse, comme engluée dans le deuil. Un effort permet cependant à la flûte de s'échapper. Merveilleux solo de flûte, s'il ne fallait qu'un justification à l'exécution d'un oeuvre pourtant si tragiquement inachevée, ce serait lui : un chant tenu, suspendu entre ciel et terre, si indécis et fragile qu'un souffle pourrait le briser, mais qui pourtant porte en lui la promesse d'un envol réalisant ce que le premier mouvement avait pressenti. Les cordes reprennent le chant, lui donnant plus de force. Mais la progression ne conduit qu'à un retour de la marche funèbre. Celle-ci se combine avec le thème du Purgatorio, qui bien vite réoccupe le devant de la scène. Une deuxième fois, le chant tente de conjurer le sort, une deuxième fois, le Purgatorio revient. La troisième fois cependant, l'envol est définitif. Détaché de toute pesanteur terrestre, le chant atteint le ciel. Sublime et poignante est cette musique, qui ne se retourne vers une Terreà jamais aimée que pour en célébrer la beauté, et pour lui dire adieu. Peu à peu, tout s'éteint, tout s'éloigne... comme dans la fin de la Neuvième, la musique se dilue dans le bleu infini du ciel. Non : au moment ultime, un terrible cri des violons déchire l'espace. C'est fini.


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