Richard Wagner

Richard Wagner

L'oeuvre de Wagner se dresse au milieu du XIXème siècle comme l'aboutissement paroxystique du romantisme, dont elle charrie tous les grands thèmes (la solitude de l'artiste, l'errance, la passion ardente, la nuit) et qu'elle épuise en même temps. Il est abusif de dire que toute la musique l'ayant précédé mène à Wagner, mais clairement, après lui rien ne sera plus comme avant. Son oeuvre, profondément unifiée (du Vaisseau fantôme à Parsifal, les mêmes thèmes sont toujours ressassés), a révolutionné le langage musical. 

Ce que Wagner a accompli, c'est la fusion complète entre musique, drame et poésie, au point que distinguer un aspect d'un autre est un non-sens. La poésie de Wagner est musicale, sa musique est d'essence théâtrale. On considère cependant Wagner comme un musicien, et non comme un poète ou un dramaturge : c'est que dans l'union des trois arts, la musique a bel et bien le premier rôle, et c'est aussi là que l'apport de Wagner est le plus novateur.

La musique de Wagner ne laisse indifférent que ceux qui l'ignorent totalement, ou ne sont pas touchés par la musique en général : elle suscite (parfois chez la même personne) tantôt un rejet, éventuellement teinté d'une secrète fascination, tantôt l'admiration sans mesure, mais avec toutefois un dégoût toujours possible. Car cette musique, si belle, est profondément impure. Je ne parle pas là de sa remarquable fusion avec le poème auquel elle donne une vie si intense, ni même du personnage Wagner, passablement infect. Cette musique, qui est pourtant celle qui a suscité le plus d'analyse intellectuelle (les drames auxquels elle est liée sont effectivement propices à la glose), s'adresse plus aux tripes qu'à l'intelligence (mais que c'est beau !). Dérangeante et indiscrète, indécente, elle bouleverse en manipulant, avec une habileté consommée, les tréfonds les plus obscurs et inavouables de nos personnes. Il n'est qu'à ressentir l'apaisement merveilleux que procure, après l'écoute de Tristan, celle d'un peu de Bach ou de Brahms.

L'organisation musicale

Dans sa conception de la musique d'opéra, qui se met progressivement en place dans le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin, et trouve sa maturité avec le Ring, Wagner se démarque notablement de ses prédécesseurs. Le drame est rien moins qu'un prétexte pour de beaux airs, séparés par des récitatifs pour expliquer une action. Cela ne signifie nullement qu'on ne puisse trouver de beaux chants dans Wagner (et même parmi les plus beaux qui soient), encore que son oeuvre, à l'instar d'ailleurs de celle de Beethoven, ne soit marquée par la grâce mélodique. L'écriture de Wagner présente de fortes ressemblances avec l'écriture symphonique de tradition allemande.Les thèmes sont évalués non à l'aune de leur beauté propre, mais selon leur potentiel de développement et de transformation, et leur capacité à être reconnus aisément sous leurs différents visages. Beethoven ne procédait pas autrement, lui qui testait ses thèmes sur de longs parcours dans d'innombrables esquisses, avant de s'arrêter à la formulation la plus féconde. 

Encore fallait-il imaginer une économie des thèmes qui soit propre à l'action scénique et au poème, de sorte que ni la musique ni le texte n'apparaissent chacun comme une pièce rapportée à l'autre : la musique, écrite selon des principes strictement musicaux, devient l'âme d'un poème qui à son tour, de par le jeu des allitérations et des assonances, devient musique, sans que l'on puisse parfois savoir où commence l'art du musicien, où finit celui du poète. 

Cette économie, pressentie dans les premiers opéras et mise en place pour le Ring, est celle des leitmotive. Le terme n'est pas de Wagner (qui préférait le terme de motif fondateur), qui n'a d'ailleurs ni inventé ni systématisé le procédé, et encore moins produit un catalogue numéroté comme on en trouve dans les guide (c'est cependant bien utile au moins pour découvrir les oeuvres). Un thème musical, que l'auditeur pourra identifier consciemment ou non (par exemple s'il est profondément enfoui dans l'orchestre), est associé à un personnage, un objet ou un affect (la dénomination du thème est évidemment plus floue dans ce dernier cas). Expliqué ainsi, le procédé de panneaux indicateurs (l'expression est de Debussy) est stérile. Sa force provient de ce que les thèmes ne sont nullement figés, mais développés par un travail musical classique (changement de mode, transpositions, altérations, réduction à un élément caractéristique, instrumentation) qui rend souvent délicat, et d'ailleurs arbitraire,  l'identification de les états initiaux des thèmes. Il en est de même de leur recensement, car les thèmes n'évoluent pas indépendamment les uns des autres, mais se transforment les uns dans les autres. De proche en proche, une bonne partie (pour ne pas dire tous) des motifs du Ring semblent dériver du thème du Rhin qui ouvre l'oeuvre, et qui n'est lui même que la suite des harmoniques de mi bémol. Nous sommes proches ici, dans l'esprit, des Variations Diabelli, dans lesquelles Beethoven, à partir d'un thème neutre, a créé un monde.

Ces transformations et ces dérivations de thèmes, ô combien musicales, sont aussi dramatiques dans leur essence, et bien sûr indissolublement liées au poème, dont elles constituent un commentaire permanent bien plus éclairant que que n'importe quelle glose. A titre d'exemple, on écoutera comment, dans l'interlude entre les deux premières scènes de l'Or du Rhin, le thème de l'anneau se transforme pour donner celui du Walhalla, établissant ainsi une identité profonde entre le pouvoir de l'un et celui de l'autre, entre le méfait d'Alberich et celui de Wotan.

Dans un mythe, les personnages ont rarement prise sur leur destin. Le plus souvent, le motif est donc présenté pour la première fois à l'orchestre, accompagné de sa contrepartie scénique, et même parfois auparavant, ce qui lui permet de naître dans un état encore vague et donc hautement évolutif :  c'est le cas bien sûr dans les préludes orchestraux, mais on peut aussi citer le thème de l'anneau dans la première scène de l'Or du Rhin, qui apparaît d'abord dans la musique d'Alberich comme un désir plus ou moins conscient d'utiliser or à autre chose qu'à des jeux, avant que les filles du Rhin aient mentionné la possibilité de lui d'en faire un outil de domination. C'est aussi l'orchestre qui produit les transformations motiviques signifiantes. Les chanteurs n'ont donc plus la primauté : la ligne de chant est traitée musicalement comme une ligne instrumentale parmi d'autre, sans autonomie. Pourtant, le rôle de la voix est de porter la parole, de transmettre le sens intelligible de l'action, la qualité de la diction est donc essentielle, ainsi que l'art de caractériser, par le jeu de la voix, l'évolution des personnages et de leurs sentiments. D'autant que Wagner est aussi le poète : à la musique des instruments s'ajoute celle des voyelles et (surtout) des consonnes. Cela explique pourquoi les transcriptions orchestrales de certains passages célèbres (la mort d'Isolde par exemple), sont certes possibles, mais considérablement affaiblies. Rarement les chanteurs "ont le thème", leur partie est difficile et ingrate, et pourtant ce sont bien eux qu'on écoute.

Finalement, la définition la plus belle et la plus complète du leitmotif a été donné par Wagner dans Opéra et Drame : "La mélodie orchestrale absolue est comme un pressentiment qui prépare à la mélodie du vers chanté dont est dérivée à son tour l'idée du motif instrumental qui en est comme le souvenir". Le temps musical, ainsi organisé en un réseau de réminiscences, s'accorde au temps du poème, fait de récits et de prophéties, les deux faisant naître un étrange goût, propre au mythe, d'intemporalité et d'éternité.


La mise en scène

Le problème de la mise en scène n'est évidemment pas spécifique à Wagner, mais ses drames, avec ceux de Mozart, le révèlent avec le plus d'acuité. Le souci de Wagner de mettre en lumière les questions humaines permanentes l'a conduit à représenter des mythes (souvent très travaillés) par nature intemporels, et non des situations ancrées dans une période historique précise (c'est cependant moins vrai pour les Maîtres Chanteurs). Une mise en scène traditionnelle, avec armures et casques ailés pour le Ring, ne sera donc pas plus légitime qu'une transposition dans notre époque, et posera le même problème qui est de limiter la portée de l'oeuvre. Dans ce dernier cas cependant, il faudra souvent passer par dessus les contradictions entre ce qui est dit et ce qui est vu sur la scène (comme un homme d'affaire en costume trois pièces qui brandit une lance), sans doute superficielles mais gênantes, et, de manière générale, sur les concepts plus ou moins intéressants, mais de toutes façons importés, que certains metteurs en scène croient indispensable de nous imposer. Berlioz, dans Lelio, semble avoir parfaitement décrit ce genre de personnages : "les profanateurs qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur font subir d'horribles mutilations qu'ils appellent corrections et perfectionnements, pour lesquels disent-ils, il faut beaucoup de goût. Tels sont ces vulgaires oiseaux qui peuplent nos jardins publics, se perchent avec arrogance sur les plus belles statues, et quand ils ont sali le front de Jupiter, le bras d'Hercule ou le front de Vénus, se pavanent fiers et satisfaits, comme s'ils venaient de pondre un oeuf d'or." On a parfois l'impression que l'objectif est de montrer que le compositeur n'avait rien compris à son opéra : Wagner avait de son côté noté : "quelle insolence que d’imaginer que le compositeur puisse avoir son mot à dire sur son œuvre !" Dans le même registre, il est actuellement de bon ton de montrer les comédies de Molière comme des tragédies sinistres, dans lesquelles tout rire est déplacé.

Le premier mérite d'une mise en scène réussie est de rendre sensible le message de l'oeuvre (ou l'une de ses multiples interprétations bien entendu), sans en perturber la compréhension. Dans une représentation récente d'Otello à Bastille, juste avant de l'étrangler, Otello devait poursuivre Desdémone en courant autour de son lit, et traverser des écrans de papier. Cet effet comique aurait certes eu sa place dans un dessin animé.

A vrai dire, la musique de Wagner est d'une telle puissance évocatrice qu'il est pratiquement impossible à une représentation visuelle de la renforcer. Plus vraisemblablement, l'oeil distraira l'oreille, en notant le bric à brac improbable du Ring (lance, épée...), le physique peu adéquat d'un chanteur (un Parsifal grisonnant et bedonnant), ou certaines trouvailles de metteur en scène (une pyramide s'insérant dans le trou d'un doughnut dans Parsifal). Seul le cinéma semble pouvoir rendre possible certaines indications scéniques (les évolutions aquatiques des Filles du Rhin par exemple). Wagner disait à une spectatrice du premier festival de Bayreuth : ne regardez pas tant, écoutez. La meilleur mise en scène s'attachera à ne pas déranger l'écoute. Que faut-il au deuxième acte de Tristan, sinon un banc ? 

Fermez le yeux, voyez la musique, écoutez les gestes des acteurs transparaître dans la voix des chanteurs : le monde imaginé par Wagner, infini, intemporel, vous apparaîtra dans toute sa puissance, et vous conduira à l'émerveillement.

Lectures

Le Guide des opéras de Wagner (Fayard) est une acquisition prioritaire pour tout mélomane. On y trouve pour chaque opéra le livret et sa traduction, une analyse adaptée pour l'écoute, une discographie assez récente.

La biographie de Martin Gregor-Dellin, imposante, compte parmi les meilleurs ouvrages de ce type. Avec un style fin et recherché, l'auteur explore sans concession l'homme Wagner dans son siècle. La lecture est toutefois un peu ardue et nécessite une connaissance préalable de la musique de Wagner. Pour une introduction en douceur, on pourra se tourner vers le volume des "Découvertes Gallimard" consacré au compositeur, écrit par Philippe Godefroid.


Accueil

Musique

Bach
Mozart
Beethoven
Schubert
Chopin
Schumann
Liszt
Wagner
Le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin
L'Anneau du Nibelung
Tristan et Isolde
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg
Parsifal
Brahms
Verdi
Bruckner
Mahler
Autres compositeurs
Mon piano amateur
Liens musicaux

Astronomie