Beethoven : bagatelles et variations

Beethoven en 1818

Outre sonates pour piano, les symphonies, Beethoven a composé pour le piano des petites pièces dont les plus significatives sont les bagatelles, qui préfigurent par leur brièveté même maints aspects de la production pianistique de Schubert, Schumann, Brahms. Beethoven a aussi écrit un grand nombre de cycles de variations, au-dessus desquels trône comme un soleil les Variations Diabelli.

Les bagatelles

A l'exception de la charmante Lettre à Elise, bien connue de tous les pianistes en herbe, les bagatelles de Beethoven sont des œuvres peu jouées. Et pourtant ! Le seul fait que Beethoven y ait consacré parmi ses dernières œuvres pour piano devrait leur valoir une plus juste célébrité. Il s'agit de pièces courtes, où les thèmes, souvent à peine développés, se suffisent à eux-mêmes. Ce concept sera promis à un grand avenir, avec Schubert, Schumann, Brahms.

On les écoutera avec Brendel (Philips) ou Kovacevich (Philips).

6 bagatelles opus 126

Ecrites en 1823-1824, il s'agit des dernières compositions de Beethoven pour le piano. Bien sûr, cela, il l'ignorait. Il est tentant cependant d'y voir comme un résumé de toute son œuvre pianistique. Une musique étrange, aux transitions abruptes caractéristiques du dernier style, surtout pour les deux premières pièces. Une musique concentrée : la troisième et la sixième pièces semblent faire revivre, en quelques instants, toute la magie de l'Arietta de la 32ème sonate. On notera une grande proximité avec le style d'écriture des derniers quatuors à corde, notamment dans la première pièce et la folle course de la quatrième. 

33 variations sur une valse de Diabelli, op. 120

Petite histoire d'une grande œuvre

En 1819, l'éditeur Anton Diabelli adresse une valse de son cru aux compositeurs les plus connus de son temps pour qu'ils lui fournissent chacun une variation. L'ensemble devait constituer, outre une opération promotionnelle doublée d'un œuvre caritative, un catalogue de la musique de l'époque : au milieu de nombreux contributeurs oubliés aujourd'hui, on trouve  Franz Schubert, du jeune Franz Liszt, et, pour l'anecdote, d'un obscur rejeton de Wolfgang Amadeus Mozart.
 
Le plus considérable compositeur de l'époque était évidemment Beethoven. Si le thème qu'on lui proposait l'a d'abord agacé, il a su le convaincre. Mieux, au lieu de livrer un travail alimentaire, il a dressé un chef d'œuvre monumental comportant 33 variations (Beethoven emploie toutefois le terme de Veränderungen, soit transformations, ce qui pourrait suggérer qu'il considérait cet ouvrage comme différent, soit de nature soit d'importance, des autres ensembles de variations qu'il avait écrits jusqu'à présent), composées pour 23 d'entre elles avant les trois dernières sonates (les variations qui concluent l'opus 109 et surtout l'opus 111 entretiennent des rapports étroits avec les Diabelli), pour les 10 autres, en parallèle au travail sur la Missa Solemnis et la Neuvième Symphonie en 1823. Ces variations sont donc la dernière œuvre d'envergure écrite pour le piano, 33 variations couronnant le massif des 32 sonates.
 
Il semble que Beethoven ait repris à son compte l'idée de l'éditeur de faire un catalogue musical. C'est un véritable abrégé du piano beethovénien qui nous est offert, pour ne pas dire un compendium de tout le piano classique. Un catalogue de formes d'abord : des marches, des fugues, diverses danses. Un catalogue d'affects qui se juxtaposent : on passe de la joie la plus sauvage à la douce rêverie, du rire au chagrin le plus noir. Chaque variation peut présenter différents aspects, le caractère très cursif de l'écriture, qui multiplie les enchaînements inattendus, étant une des caractéristiques de l'œuvre, annonçant par là les derniers quatuors. La gaité prédomine toutefois nettement, avec une intention parodique très marquée et un humour très particulier et souvent féroce dont l'éditeur fait les frais plus souvent qu'à son tour, qui fait de l'ensemble un monument de subtilité et d'intelligence. On y trouve aussi une série de pastiches d'autres compositeurs, par dérision (Cramer), ou à titre d'hommage (Haydn, Mozart). Par son génie, Beethoven semble même parodier des compositeurs encore à venir (Schumann, Brahms) ! Le tout est servi par une piano virtuose et pétillant comme du champagne de fête, qui ne cède en difficulté aux dernières sonates que dans la mesure où cette musique est de toute évidence destinée à être jouée en public.

Le terrain de jeu, ses règles

Le terme "variations" admet, pour simplifier, deux acceptions. Pour la première, on part d'un morceau simple, appelé thème, qui est progressivement modifié, orné, enrichi mais toujours reconnaissable, souvent pour culminer dans une version considérablement amplifiée. C'est le cas des variations alimentaires de Beethoven, composées rapidement d'après des thèmes très en faveur auprès du public. Dans une certaine mesure, on peut rattacher à cette démarche, avec évidemment une toute autre profondeur, les variations qui concluent les sonates op. 109 et 111. La deuxième identifie dans le thème un certain nombre d'éléments structurels caractéristiques (les progressions harmoniques, les rythmes...). Les variations sont alors autant de morceaux pratiquement indépendants partageant avec le thème tout ou partie de ces éléments, et ayant donc entre eux un air de famille pas toujours évident à cerner à l'oreille. Stockhausen avait donné une définition très pertinente : "non pas le même objet vus sous différents éclairages, mais des objets différents traversés pas la même lumière". Cette démarche permet de bâtir une œuvre de vaste dimension, à la fois unifiée et multiforme. Les qualités requises pour un bon thème ne sont pas les mêmes dans les deux cas : les amplifications nécessitent un thème mélodique et déjà beau (celui de l'Arietta par exemple), les variations de structure implique un thème à la fois neutre mélodiquement et riche en éléments saillants. La valse proposée par Diabelli répond parfaitement à cette exigence, en raison de certaines de ses qualités propres, mais aussi, paradoxalement, grâce à ses défauts.

La principale qualité de la valse de Diabelli est la simplicité de sa structure : deux parties de seize mesures chacune, reprises. Chaque partie se subdivise en deux sous-parties de huit mesures, elles-mêmes divisibles en cellules de quatre mesures (la variation 21 pousse à l'extrême cette division interne). Les deux tiers des variations s'y tiendront. Le schéma harmonique est à l'avenant : en première partie, on va d'ut majeur (difficile de faire plus neutre) à sol majeur (la dominante), soit à peine un modulation ; la deuxième partie revient de sol majeur à ut majeur. Le tout sans mélodie à proprement parler, les deux mains se répondant par des figures d'accompagnement, ce qui donnera libre cours à l'imagination. Un tel schéma donne évidemment lieu à un effet de miroir entre les deux parties, ce qui sera exploité notamment dans les variations 5, 6 ou 19 sous forme de canon. Enfin, deux éléments pimentent le thème : des accents à contretemps (qui seront illustrés par les variations 4, 7, 9, 14, 28) associés à de subtiles irrégularités entre la première et la deuxième partie, quelque chose qui rencontre avec bonheur les préoccupations compositionnelles de Beethoven (étant donné que Diabelli avait été longtemps son copiste, ce n'est peut-être pas un hasard) ; et surtout, cette savoureuse anacrouse avec sa petite note pétillante d'humour, avec laquelle Beethoven va beaucoup s'amuser (par exemple les variations 9, 11, 26), suivie d'une chute de quinte saillante et aisément reconnaissable.

Les défauts du thème, s'ils ont certainement été la cause du refus initial de Beethoven, se sont finalement révélés au moins aussi féconds. C'est peut-être d'ailleurs ce mélange si particulier de classicisme de bon aloi et de maladresses insignes qui a fait de ce thème un aussi puissant stimulant pour l'imagination de Beethoven. Il ne s'agit guère d'une valse, mais plutôt d'un menuet joué trop vite (mais on aurait dans ce cas entendu le début de la main gauche comme une citation du début de la Huitième symphonie). Ce défaut savoureux est gardé pour la fin : la dernière variation, clôturant tout un catalogue de danses, sera un menuet, le corrigé en quelque sorte. La régularité des parties du thème, bonne en elle-même, est fâcheusement alourdie par une insigne monotonie : chaque cellule de quatre mesure provient d'un motif sur deux mesures dupliqué par une rosalie, un procédé banal que Beethoven détestait en tant que tel, mais qu'il adorait détourner. Enfin, le pire : après la chute de quinte, cette répétition du même accord (deux séries de dix dans la première partie, deux séries de onze dans la seconde, soit quarante-deux noires sur les quatre-vingt-seize que contient le thème). Avec cela, Beethoven écrira une fugue. Qu'il soit fait autant cas des défauts du thème ne surprend pas dans une œuvre faisant une si large place à l'humour (parfois très inquiétant) : les variations 1, 13, 16, 21, 22 en sont les meilleurs exemples.

La question d'un plan global des variations est très controversée. Disons d'emblée qu'aucun n'est aisément discernable à l'écoute. On se bornera ici à remarquer quelques grandes tendances. Les variations 1 à 7 présentent une dramatisation croissante du discours. La variation 9, la première en ut mineur, précède une variation virtuose généralement vue comme la conclusion d'une partie : de fait, pour un ensemble de variations de taille normale, Beethoven se serait sans doute arrêté là. Les variations 16 et 17, de part et d'autre de la moitié des variations, sont enchaînées et en miroir, tandis que la variation 20, située en terme de pagination au milieu de l'œuvre, est une énigme qui semble clore un ensemble : la variation 21 donne d'ailleurs fortement le sentiment d'un nouveau départ, avec une virtuosité de plus en plus marquée (une progression seulement différée par le calme de la variation 24) jusqu'à la variation 28, véritable explosion jubilatoire. On note que les variations 3 et 4, 11 et 12, 26 et 27, fonctionnent par paires, la deuxième pouvant être vue comme une extension de la première avec un tempo plus fluide. Enfin, et c'est le plus évident, les cinq dernières variations forment un ensemble à part, avec une extraordinaire progression de la douleur à la transcendance.

Humour et chagrin, banalité et transcendance

Le thème, donc, est énoncé. C'est le début d'un fabuleux voyage à travers tout un monde.

  1. D'emblée, avec cette marche, Beethoven manifeste sa liberté et ses intentions de bâtir un monument en rompant le rythme ternaire de la valse pour imposer une mesure à quatre temps. Nous voici déjà loin du thème mélodiquement parlant. En revanche, l'humour de la valse est prolongé. Le maestoso indiqué est en fait très pompeux, avec un rythme bien campé par des sforzandi mais très régulier dans sa continuelle reproduction. L'uniformité qui pourrait en naître est toutefois subtilement brisée par des contrastes dynamiques.

  2. Retour à la mesure 3/4, pour une variation on ne peut plus différente de la précédente. La nuance piano est gardée continuellement pour un échange continuel "leggiermente" entre les deux mains d'une grande finesse de toucher (on pense à la Ronde des Lutins de Liszt, même si l'allure est ici modérée). Dès la deuxième variation, Beethoven brise la régularité du thème : la première partie n'est exceptionnellement pas reprise.  Dans la deuxième partie, l'échange des deux mains est perturbé à trois reprises ce qui accroît quelque peu la tension sur le troisième temps, en anticipation de la variation 4.

  3. Le tempo tranquille de la variation précédente est conservé pour un dialogue à trois voix un peu plus proche du thème. Une inquiétude naît toutefois tant cette musique semble étrange (un morceau de phrase ici, un autre là, montrant une étonnante gestion de l'espace sonore). Schumann s'entend déjà ici (celui de Grillen, la quatrième Fantasiestucke op. 12). Le malaise se renforce dans la deuxième partie, avec l'arrivée dans le grave d'un objet étrange et inattendu (une broderie pianissimo do-la -si bémol), la conclusion ne le dissipe guère. 

  4. Elle s'enchaîne avec la précédente. La pulsation au début reste la même, mais le rythme un peu plus serré, provoquant un surcroît de tension sur le troisième temps,  allié à  la légère augmentation du tempo, se révèle être un processus explosif : la fin de chaque partie claque. Dans la deuxième partie, la main gauche reprend un figure similaire à l'objet étrange de la variation précédente, tandis que la main droite couvre quatre octaves. Les sauts de la main gauche et une harmonie étrangement altérée accroissent encore la tension.

  5. L'incipit de la variation 4, provenant de l'anacrouse du thème, se mue ici en appel de cor, lequel se répète de loin en loin comme un écho. Le schéma harmonique est brisé ici, puisque la première partie s'achève en mi mineur. Il règne dans la deuxième partie une ambiance fantastique, comme une sombre chevauchée brutalement interrompue.

  6. Les trilles ont envahis la musique tardive de Beethoven. Fortissimo, ils règnent ici en maîtres. La variation voit se succéder, en canon aux deux mains, un trille long suivi d'une longue descente (une remontée dans la deuxième partie, selon l'effet de miroir). Un tel dispositif fait penser à la fugue de l'opus 106. C'est à peine si on a le sentiment d'être en ut majeur, tant la tension est extrême. Cette musique sonne comme des éclairs de lumière qui zèbrent le ciel. 

  7. La tension accumulée depuis le début de l'œuvre, saturée dans la variation précédente, explose ici littéralement avec violence. La dureté manifestée par cette variation brillance est bien loin de l'innocente valse de départ.

  8. Voici un pause bienvenue, une variation plus alanguie et d'une grande poésie. Cette rêverie comme improvisée fait penser au premier mouvement de la sonate opus 101. Mais avec son chant doucement harmonisé par de larges accords à la main droite, sa basse fuyante et chromatique ) la main gauche, son large souffle, et même la nuance indiquée (dolce e teneramente), cette musique présente une similitude troublante avec certains intermezzi de Brahms.

  9. C'est la première variation en ut mineur, basée uniquement sur l'anacrouse initiale, répétée obstinément par les deux mains en alternance sur tout le clavier avec des accents fortement marqués. Dans la deuxième partie, la nuance piano et l'impressionnant crescendo qui la suit instaurent un climat de mystère et de menace,

  10. Située juste après la première variation en mineur, elle clôture une première partie du cycle. Ce morceau aussi bref que brillant, sans reprises, l'une des variations les plus difficiles à jouer, exploite à merveille les sonorités du clavier, en particulier les résonances dues aux trilles graves et aux trémolos, quasi lisztiens, dans l'aigu.

  11. Cette variation démarre de façon similaire à la variation 3. L'anacrouse initiale est reprise en canon en multipliant les effets d'échos, mais de répétition en répétition l'harmonie change de façon insolite. Le climat étrange et légèrement inquiétant qui en naît rappelle aussi la variation 3. Comme la variation 2, elle est asymétrique : la première partie n'est pas répétée.

  12. On reste dans la continuité de la variation précédente, avec un tempo à peine accélérée et une structure elle aussi asymétrique. Le balancement de l'anacrouse et ses échos se muent en une guirlande de quartes, l'harmonie fuyante et sans véritable assise reflétant de manière étrange le thème, dont, l'espace d'un instant, un lambeau mélodique semble flotter comme une épave (la quatrième variation de l'Arietta de la sonate opus 111 possède de ce point de vue une certaine analogie avec ce passage). Par ce côté très "avancé", cette variation anticipe la variation 20. Dans la deuxième partie, la basse mystérieuse de la variation 3 réapparaît.

  13. Certainement l'une des variations les plus drolatiques ! Les accords orchestraux et décidés sont suivies de silences suspensifs qui se voudraient peut-être éloquents s'ils n'étaient troublés par des échos aussi incongrus que ne le seraient un sifflement inopiné de flûte après un tutti.

  14. Très lente et solennelle, c'est l'une des rares variations totalement sérieuses. La puissance des accords, les effets de contrastes forte/piano qui sonnent comme des réverbérations, le rythme très fortement pointé, comme une référence au langage baroque, tout cela concourt à créer une atmosphère de recueillement religieux, proche de la Missa Solemnis.

  15. Elle est aussi vive et espiègle que la précédente était lente et majestueuse. Son style scherzando, ses pizzicatti d'une grande légèreté sont une parfaite rampe de lancement pour les deux variations suivantes.

  16. L'une de mes préférées ! C'est un morceau de bravoure virtuose et étincelant, à l'humour ravageur. Dans la première partie, deux fois, un trille ricanant dans l'aigu est suivi d'un rythme scandé en force sur une batterie très chromatique à la main gauche. La nuance piano s'impose soudain, et, toujours sur le même accompagnement de la main gauche, la main droite laisse suinter des sarcasmes à la limite du délire qui éclate après un crescendo fulgurant. Dans la deuxième partie, même la main gauche semble ricaner ! Il n'y a pas de conclusion mais un enchaînement explicite à la variation suivante, au milieu exact du nombre de variations du cycle.

  17. C'est un renversement de la précédente : la main gauche scande le même rythme obstiné, la main droite déroule les doubles croches. L'ensemble est effrayant de puissance. L'humour sous-jacent devient franchement inquiétant dans la deuxième partie avec de féroces contrastes dynamiques et, dans la nuance piano, des dissonances subtilement distillées à la main droite qui jettent une étrange lumière.

  18. Après un tel déferlement sonore, cet interlude apporte un merveilleux réconfort poétique. L'harmonie, recherchée et tendant vers le mineur, jette sur le thème un éclairage délicatement tamisé, lui apportant, plus encore que dans la variation 8, une nuance mélancolique.

  19. Cette nouvelle variation brillante tire partie de la division interne de chaque partie. Les accords parfaits du début, disposés en canon, flamboient comme des éclats de diamants, tandis que la suite, pianissimo, semble glisser sur le clavier. La deuxième partie, écrite en miroir, se fait plus tendue, et conclut avec panache.

  20. Pratiquement au centre exacte de la durée de l'œuvre, voici la variation la plus "avancée" stylistiquement parlant. C'est un véritable sphinx. D'où vient cette musique ? Que fait-elle ici ? Que signifie-t-elle ? Constamment dans la nuance piano voire pianissimo, les accords d'orgue en blanches pointées qui la composent presque entièrement (juste quelques noires qui évoquent de loin les petites notes de la valse) se succèdent avec une harmonie étrange, formant des liaisons qui semblent être de vagues réminiscences d'un thème quasi oublié, s'asseyant à des canons avortées. On songe à l'adagio du quatuor opus 132. Dans cet espace sonore sans réel repère rythmique ou harmonique, La perception de l'écoulement du temps est comme abolie : depuis combien de temps écoutons-nous ? L'accord parfait d'ut majeur qui termine paraît si insolite qu'il est moins perçu comme une conclusion que comme une suspension au milieu de nulle part.

  21. On repart à neuf ! Une petite pause est sans doute nécessaire, pour éviter un contraste trop violent (mais voulu) entre le climat éthéré de la variation 20 et le début terre-à-terre, pompier même, de celle-ci, qui utilise à outrance la répétition d'accords du thème, qui soutient l'anacrouse transformés en trilles se répercutant sur tout le clavier. La division interne des parties est poussée à son paroxysme : changement de tempo, changement de mesure, voici une phrase plus caressante, ivre de bonheur.

  22. Diabelli avait contacté les compositeurs de son temps, dont l'un des fils de Mozart. Le père, mort en 1791, ne pouvait a priori écrire une variation. Beethoven, qui a toujours professé pour son aîné une immense admiration, a permis ce miracle. Oui, l'air de Leporello qui ouvre Don Giovanni, "Notte e giorno faticar" est bien une variation du thème de Diabelli. Dans la première partie, Beethoven cite textuellement Mozart. La deuxième réinterprète l'air à travers le prisme d'étranges enchaînements harmoniques typiques du Beethoven tardif. Certes, il s'agit d'un pastiche plaisant, mais aussi d'un hommage (il y en aura d'autres dans le cycle) à un style appartenant à un passé désormais révolus. Deux génies, qui ne se sont sans doute pas connus, se parlent.

  23. Ce bruyant exercice de virtuosité est encore un autre pastiche. On est ici bien proche de Cramer ou de Czerny. Ce dernier, élève de Beethoven, écrivait ses ouvrages pédagogiques bien connus des pianistes en herbes pour les préparer à jouer les sonates de son maître. En somme, Beethoven imite ici Czerny l'imitant.

  24. Haut, très haut dans le ciel, bien loin de l'humour ravageur et violent des dernières variations, plane la fughette. A quatre voix, basée sur les intervalles de quartes du thème (mais il s'agit de la variation qui s'en éloigne le plus), elle déroule ses contrechants dans un quasi-silence d’une sérénité surnaturelle. Au début de la deuxième partie, une ombre se fait, puis passe aussi simplement qu'un nuage devant le soleil. Cette musique respire un parfum d’éternité désincarné, quelque part entre l'Art de la Fugue de Bach et la Missa Solemnis.

  25. Cette danse ouvre un groupe de trois variations unies par leur mesure (3/8) et leur cinétique d’une extrême fluidité. Ici, la main gauche dessine une figure insaisissable, tandis que la main droite plaque un rythme obsédant tirant habilement parti de la répétition des accords du thème. Le grand crescendo semble vouloir lancer un feu d’artifice. La fin du cycle se profile…

  26. Un échange de petites figures (basées sur l'anacrouse du thème), vif et, pourrait-on dire, liquide, qui se mue en fin de chaque partie en chatoiement de couleurs dans l'aigu. De même que les variations 3 et 11, elle sonne comme un écho anticipé de la variation suivante.

  27. C’est par une explosion que commence ce jeu d’eau d’une virtuosité forcenée, forcée même, avec une ivresse de la vitesse. Le clavier est balayé (avec une nette préférence pour l'aigu), chaque rebond étant marqué d’accents violents culminant, en deuxième partie, par des croisements de main aux étranges écholalies. Un sentiment de terreur s’installe aussi brièvement, dans la deuxième section de chaque partie : les deux mains volent sur les touches dans le bas- médium, fonçant vers l'abîme, selon un motif qui semble provenir d'esquisses pour le scherzo de la Neuvième symphonie.

  28. Par cette variation, Beethoven semble vouloir conclure en apothéose un mouvement du cycle démarré avec la variation 21, axé (la variation 24 en étant l'antithèse) sur la virtuosité et la violence. Cette musique est sauvage, le thème, qui subit là ses pires sévices, est comme rentré en force dans une mesure 2/4 trop étriquée, au moyen d’accents qui sont autant de coups de marteau (on songe au caprice op. 76 n°5 de Brahms). En deuxième partie, l'humour se mue en une grotesque succession de contrastes dynamiques. La conclusion, si c’en est une, se fait piano, comme au bord du vide.

  29. Et soudain, tout bascule. Les douze mesures de la plus courte des variations Diabelli suffisent pour changer de monde, et pour effacer de notre souvenir immédiat toute la joie qui les ont précédées. Un ut mineur désolé, presque blafard à force de simplicité, qui semble tiré d'un prélude de Bach. Il s'agit bien d'un prélude : celui de l'exploration du monde d'ut mineur, qui sur trois variations pèsera autant que tout le cycle jusque là, et surtout celui de la montée finale, comme si, après la joie, il fallait aller au bout de la douleur pour parvenir à la transcendance.

  30. Dans la continuité de la précédente, un peu moins lente mais avec la sourdine, comme s'il ne fallait pas troubler le silence. L'écriture stricte en canon confère à cette véritable leçon des ténèbres un parfum d'abstraction glacée, à la temporalité incertaine. Dans la deuxième partie, la seule reprise, on discerne à travers une légère coloration dans cette gamme de gris l'ombre de Schumann, celui de la dernière pièce des Kreisleriana.

  31. Nous voici au point le plus profond de cette douloureuse quête. En minutage, c'est la plus longue des variations, la plus belle aussi avec la dernière. Que reste-t-il de la valse initiale ? Le saut de quarte, et la répétition des accords, d'un pesant chagrin dans lequel on s'englue comme dans de la poix, et d'où s'extrait avec peine un chant aux arabesques sublimes. Cette musique d'une beauté poignante ressemble beaucoup au deuxième thème de l'adagio de l'Hammerklavier. Une lueur timide apparaît au début de la deuxième partie ; la façon dont Beethoven en fait le point de départ d'une progression vers le point culminant du chagrin, marqué par une succession de trilles soutenus par des syncopes, se passe de mots.A la reprise, cela débouche vers une nouvelle lumière qui permet à la fugue de s'élancer.

  32. Celle-ci est en mi bémol majeur (la seule variation du cycle à échapper aux tonalités d'ut), celui de l'Héroïque, puissamment construite (c'est une triple fugue à quatre voix) à partir des mêmes éléments que la variation précédente, soit la chute de quarte et la répétition des accords. Il fallait une fugue de conquête, d'une vitalité proche de Haendel,  pour vaincre le chagrin des trois dernières variations. A lui seul, cet enchaînement mouvement lent-fugue fait penser à l'Hammerklavier, et, de fait, cette fugue présente beaucoup de points communs avec sa grande sœur, en particulier son irrésistible vitalité et sa liberté qui confine au mépris de toute règle préétablie. Elle n'est moins extrémiste dans son style que dans la mesure où l'ouvrage est globalement moins tragique, et qu'il ne lui reviendra pas de conclure. Elle rajoute toutefois un élément novateur : le traitement du piano comme un instrument de percussion (avec les accords répétés, la nuance essentiellement forte ou fortissimo, les accents sauvagement marqués) qui fait penser à Bartók. Dans son cheminement harmonique, la fugue évite aussi si bémol majeur (la dominante) pour tendre vers ut mineur. Après son établissement passager, cette tonalité noire est vaincue par une progression d'une puissance tellurique. Arrivée au point culminant, elle s'interrompt soudain avec un silence béant. On dirait que c'est une autre fugue qui reprend : à la place des noires et des blanches de la première partie, voici la fluidité des croches. Dans la nuance piano, le thème (dont chaque entrée se repère à son saut de quarte) se propage de voix en voix, comme l'écho de la sonnerie du triomphe. L'effet stéréophonique est saisissant, le thème semble venir de partout : on doute qu'il n'y ait que quatre voix. Après un bref crescendo, voici, fortissimo, le thème de la première partie qui revient, fortissimo, d'une puissance orgiaque. Sa victoire est totale, sa puissance est inépuisable. Là encore, on songe à la fin de la fugue de l'Hammerklavier : alors que la musique pourrait ne pas avoir de fin, sur un dernier saut de quarte, Beethoven l'interrompt autoritairement. Des arpèges balaient le clavier. Vient alors le passage inoubliable qui assure la transition avec la dernière variation, passage qualifié par le musicologue Francis Tovey de "l'un des plus impressionnants jamais écrits". Dans un quasi-silence monumental, poco adagio, des accords au cheminement harmonique mystérieux (tendant vers ut majeur), contenant le rythme de la deuxième partie comme un souvenir, dressent comme un immense rideau, cachant d'insoupçonnés secrets, et qui s'ouvre peu à peu. 

  33. La surprise est totale. Le poco adagio avait laissé pressentir quelque chose d'une grandeur inouïe. Ce n'est qu'un menuet, bien innocent, qui résonne comme un hommage à Haydn et Mozart. Tout cela n'était-il donc qu'un jeu ? On perçoit pourtant rapidement à quel point cette musique est un objet étrangement ambigu. Sous cet angle, il me fait penser au finale de la sonate D960 de Schubert. L'humour est présent, certes, avec une touche narquoise et ironique, mais le chagrin aussi. Surtout, ces sentiments ne semble pas présents, mais revus à travers le prisme du souvenir. Nous sommes arrivés au terme du voyage, nous contemplons le chemin parcouru avec une distanciation mêlée d'une délicate nostalgie. Après la reprise de la deuxième partie, vient la coda, celle de la variation mais aussi du cycle entier. Avec des triples croches qui scintillent comme un rideau de pluie argentée, le thème de Diabelli est évacué, soufflé comme une bulle de savon que le zéphyr emporte dans les limbes. Après les hommages aux grands compositeurs du passé, la préfiguration de ceux de l'avenir, il restait encore à Beethoven à célébrer un géant : le thème de l'Arietta de l'opus 111 apparaît fugacement, comme une passerelle vers un autre royaume en ut majeur. Les dernières mesures sont littéralement transcendantes, à la manière des conclusions des derniers quatuors, jusqu'à ce génial accord parfait, forte, qui projette tout le cycle dans l'infini.Il reste encore tant à dire en ut majeur...

Discographie

Il semble que ce monument pianistique ait été peu fréquenté par les grands anciens, à la notable exception de Rudolf Serkin, exemplaire comme à son habitude. Richter a laissé des témoignages stupéfiants d'engagement, surtout en concert. Arrau n'a enregistré cette œuvre que sur le tard, dans les années 80 : la pesanteur de l'âge est parfois une gêne, mais la progression des cinq dernières variations est d'une beauté inoubliable. Le grand monsieur des variations Diabelli est toutefois Alfred Brendel : nul autre n'a su aussi subtilement doser ce savant cocktail d'humour et de transcendance. De nombreux enregistrements existent, le préféré du pianiste (malgré quelques accrocs sans importance) est son concert de Londres en 2001 (Philips, BBC recording), allez-y !


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