Franz Liszt a peut-être été la personnalité
musicale la plus attachante du XIXème siècle. Très
cultivé, curieux de tout, il a mis sa virtuosité
pianistique légendaire au service de Beethoven
(qu'il avait
rencontré enfant), Schubert
qu'il aimait tant ; sans oublier les
grands compositeurs de son temps, Chopin,
Schumann, Wagner (dont il
devint le beau-père).
Il a écrit pour l'orchestre de nombreux poèmes
symphoniques, dont le plus connu est "Les préludes", sur un
poème de Lamartine (à lire ici),
qui reprend le thème du finale du 16ème quatuor de
Beethoven : on l'écoutera avec Fricsay. On compte aussi deux
concertos pour piano.
C'est toutefois sa musique pour piano seul qui a rendu Liszt
immortel.
Le piano moderne, puissant, coloré, symphonique, et né
avec lui. Ses innovations sont principalement l'usage des
octaves, tant pour l'accompagnement que pour la ligne mélodique,
ce qui amplifient considérablement la sonorité ; et les
trémolos, soit dans le grave, lourds de menaces, soit dans
l'éther de l'aigu. Surtout, les sonorités produites
sont magiques : nulle part ailleurs la musique pour piano n'atteint un
tel degré dans la pure beauté sonore. L'écriture
évoque souvent les registrations de l'orgue, dégageant un
sentiment de religiosité proche de Bruckner.
Contrairement à Beethoven qui écrivait en se moquant
visiblement des doigts, Liszt était attentif à ce que le
plus grand effet soit produit avec le moins de moyens possibles ; aussi
cette musique, effrayante, intimidante, si elle est parfois
réellement d'une difficulté technique
considérable, est finalement plus abordable qu'il n'y
paraît.
La production est cependant assez inégale, alternant les
chefs
d'oeuvres et les pièces mièvres. En outre, un pianiste
trop volontiers virtuose pourra faire croire que cette musique n'est
qu'un ruissellement de notes. Presque tout l'essentiel est contenu dans
le coffret de Claudio Arrau (Philips), sans doute le plus grand
interprète de Liszt.
Les
études d'exécution transcendante
Plusieurs fois remaniée, toujours dans le sens d'une diminution
de la difficulté d'exécution au profit de la
musicalité, voici l'oeuvre emblématique de la
virtuosité pianistique. Il y en a douze, dont les
tonalités alternent le majeur et son relatif mineur, en suivant
le cycle des quintes descendantes (il manque donc douze autres
études pour décrire toutes les tonalités). Dix
d'entre elles portent un titre spécifique explicitant leur
contenu poétique.
- Prélude
(ut majeur): La
plus courte, dans la lumière d'ut majeur. Une prise de
possession du clavier, dans un geste ample et généreux.
- Molto vivace (la
mineur)
: c'est une étude au sens classique du terme, usant avec bonheur
des intervalles de seconde. La fin cite le célèbre
thème de la cinquième symphonie de Beethoven.
- Paysage (fa majeur)
: une pièce détendue, dont la difficulté provient du phrasé.
- Mazeppa (ré
mineur) : voici un vaste poème épique pour le piano,
d'après Victor Hugo. Mazeppa était un Ukrainien, qui,
surpris dans les bras d'une femme de noblesse, fut attaché
à un cheval lancé au galop à travers la steppe. A
sa chute, il fut recueilli par les cosaques dont il devint le chef. La
pièce de Liszt est donc une effrayante chevauchée,
conclue par une série d'accords brillants. Le pianiste a
cependant à craindre de chuter avant le cheval, car la
difficulté est considérable.
- Feux follets (si
bémol majeur) : la pièce précédente testait
la puissance et l'endurance du pianiste. Ici, c'est sa
légèreté et la précision de son toucher qui sont
mises à l'épreuve, dans une pièce toute en
pianissimi et en leggiero, diaphane et scintillante.
- Vision (sol mineur)
:
sombre et farouche cortège mortuaire, mêlée
d'héroïsme. La vision en question est celle du retour des
cendres de Napoléon.
- Eroica (mi bémol
majeur) : la liaison avec la précédente est
évidente, ainsi que le choix de la tonalité de la
symphonie Héroïque de Beethoven.
- Wilde Jage (ut
mineur) :
une des pièces les plus difficiles du répertoire. Dans la
plus noire des tonalités, cette chasse sauvage est une chasse
à l'homme : on croit entendre le sifflement des balles, les
aboiements des chiens. Un épisode contrastant fait entendre une
mélodie sublime, le gibier, traqué de toute part, implore
sa grâce. Mais déjà les chiens se rapprochent : la
fin sera féroce.
- Ricordanza (la
bémol majeur) : douce rêverie, de celles qui vient en
redécouvrant, dans un grenier, de vieilles lettre d'amours
oubliées, qui remontent à la surface en laissant le
goût de la nostalgie des années qui passent.
- Allegro agitato molto
(fa mineur) : une étude classique, comme la deuxième
pièce, et dans le même esprit. On la surnomme souvent
Appasionata, en raison de son caractère et de sa tonalité
qui est celle de la sonate du même nom de Beethoven.
- Harmonies du soir
(ré bémol majeur) : ce titre beaudelairien sera repris
par Debussy dans un de ses préludes, et la pièce de Liszt
l'annonce à maints égards, de par son merveilleux
chatoiement de sonorités hypnotiques.
- Chasse neige (si
bémol mineur) : un thème noir, impitoyable, serti
dans un tourbillon de notes évocateur de ce redoutable vent des
montagnes. Un épisode central, basé sur le même
thème un instant adouci, semble apporter un réconfort
illusoire. Le climat initial revient en force, appuyé par des
rafales sous la forme de fusées bien cruelles pour le pianiste.
Puis le paysage se brouille, noyé sous la neige.
Les
années de pèlerinage
Cet ensemble de pièces couvre toute la vie créatrice de
Liszt. Le premier cahier : Suisse, est consacré à la
nature grandiose du pays, dans une optique typiquement romantique selon
laquelle le voyageur perçoit dans les paysages qu'il contemple
le reflet de ses tourments intérieurs (on retrouve cette
même relation métaphorique dans le Voyage d'Hiver de
Schubert). Le deuxième cahier : Italie, est lui tourné
vers les chefs d'oeuvres artistiques. La troisième année
est un recueil plus disparate de pièce tardive, mais qui
contient le joyau suprême de ces années.
- La
chapelle de Guillaume Tell
ouvre le premier recueil. Un thème majestueux, empreint de
religiosité, on entendrait un orgue dans une église.
L'épisode central, basé sur les trémolos, fait
sonner l'appel de la révolte, qui retentit de loin en loin.
- Au bord d'une source,
cette source dans la fraîcheur de laquelle, d'après les
vers de Schiller en exergue, le jeux de la jeune Nature commencent.
Voici une première évocation, déjà
très réussie, des jeux d'eaux...
- La vallée d'Obermann
: le titre évoque le roman de Sénancour, "Oberman". On
est là dans le romantisme le plus volontier chargé :
coeur débordé de sentiments spleenitiques, recherche du
bonheur (évidemment vouée à l'échec)
tantôt dans la plaine, tantôt dans la montagne, moments
d'extase. La pièce est la plus développée et la
plus célèbre du premier livre. Son unité provient
de ce qu'elle est basée sur un seul thème, dont on
admirera les transformations. La première partie fait entendre
un long gémissement à la main gauche, tel un chant de
violoncelle, repris comme en écho à l'aigü. Le
deuxième épisode semble venir de très loin, et
s'approcher peu à peu, comme une promesse de bonheur vite
brisée. Le troisième épisode commence dans un
climat très lourd, souligné par les trémolos dans
le grave, et culmine dans une superbe tempête : il faut
s'imaginer dehors en pleine nature, par une nuit d'orage, avec le vent
et la pluie qui fouettent le visage. Le dernier épisode reprend
le thème du deuxième, d'abord de très loin, et qui
trouve dans une version ascendente l'épanouissement des
sonorités dont il portait la promesse. Le mouvement
s'accèlère progressivement, la musique se sature de notes
et de couleurs, tel un cri de joie jeté à tout l'univers.
- Sposalizio :
pièce inaugurale de la deuxième année, elle
reprend le titre du tableau de Raphaël représentant le
mariage de la Vierge. Un thème pentatonique parcourt la
pièce comme une volée de cloches, dans une harmonie
volontiers archaïsante, dégageant un sentiment mystique.
- Il Penseroso :
d'après un poème de Michel Ange, dans lequel sa statue
éponyme du tombeau de Laurent de Médicis loue sa
surdité et son mutisme dans une époque troublée.
La pièce est une marche funèbre à l'harmonie
déjà wagnérienne, celle du Crépuscule
des Dieux.
- Les
sonnets de Pétrarque
: Liszt avait écrit trois lieder sur trois des sonnets que
Pétrarque (1304-1374) avait écrit à l'intention de Laure, la
dame de ses pensées : les numéros 47 (Benedetto sia 'l
giorno), 104 (Pace non trovo), 123 (Io vidi in terra angelici costumi).
Puis il en réalisé la transcription pour piano que voici.
Dans un style qui ne cache pas sa filiation avec les Nocturnes
du
Chopin, ce sont trois magnifiques chants d'amour, aux modulations
incroyables, avec une richesse de couleurs qui en font un des grands
joyaux du répertoire romantique.
- Après une lecture du Dante
: sous-titrée "Fantasia quasi sonata" avec une allusion
transparente aux sonates 13 et 14 de Beethoven, il s'agit de la
pièce la plus largement développée des
Années de pélerinage, un véritable poème
symphonique pour le piano (Liszt a d'ailleurs écrit pour
l'orchestre une Dante-Symphonie).
Le titre est celui d'un poème de Victor Hugo, le contenu
évoque l'Inferno de la Divine Comédie de Dante. L'oeuvre
s'ouvre par de retentissants octaves s'enchaînant en quartes
augmentées : cet intervalle, aussi appelé triton,
était qualifié de "diabolicus in musica" en raison de sa
sonorité particulièrement tendue. Après un
prélude lent et heurté, les octaves en triton envahissent
tout le clavier qui semble littéralement gémir sous les
flammes infernales ! La culmination suggère l'arrivée du
maître des lieux... avant que tout se résorbe dans le
silence. Un deuxième épisode, au chant tendre et plaintif
et surtout d'une beauté confondante, reprend l'histoire de
Francesca di Rimini, damnée selon Dante pour avoir
convoité le frère de son époux. Mais la fin de
l'oeuvre est impitoyable, les tritons s'élargissent en quintes
(intervalle souvent associé à l'idée de puissance)
alors que les portes de l'Enfer se referment.
- Les Jeux d'eaux à la Villa d'Este
: issu de la troisième année, voici le joyau absolu du
cycle complet. Dans cette pièce tardive, Liszt livre la
quintessence de sa science des sonorités. Une pièce d'une
absolue limpidité, qui parcourt tous les registres du piano en
privilégiant toutefois l'extrême aigü. Les
idées mélodiques n'ont guère d'importance en
elles-mêmes : ce que l'oreille retient, c'est un chatoiement de
couleurs où chaque note entre en résonnance avec les
autres, dans une véritable mélodie des timbres.
A l'exception hélas du sonnet de Pétrarque n°47,
Arrau a gravé les pièces les plus significatives. La
meilleure intégrale est celle de Lazar Berman (DG). Enfin, nul
ne saurait se passer du DVD de Brendel (Philips), consacré aux
deux premières années.
La
sonate en si mineur
Cette sonate unique est l'oeuvre maîtresse de Franz Liszt, un
jalon dans le piano romantique. Dédiée à Robert
Schumann, elle est aussi une réponse à la Fantaisie en ut
majeur de ce dernier, dont Liszt avait reçu la dédicace
quinze ans auparavant. Cette dernière oeuvre était une
fantaisie qui ne voulant pas s'appeler sonate ; la sonate de Liszt est
une sonate que l'on pourrait appeler fantaisie, tant elle
s'éloigne des canons classiques. Commun à ces deux
immenses oeuvres, un climat épique prononcé.
La sonate est d'un seul tenant : on y distingue trois
mouvements
enchaînés. La tradition les relie aux trois personnages
Faust, Marguerite et Mephiso, qui ont tant hanté Liszt. Une
introduction lente, démarré sur un si grave, ouvre
l'oeuvre dans un climat d'hallucination de demi-sommeil dont elle ne se
départira jamais vraiment. Puis, forte (un seul forte, pas deux
!) le thème principal s'installe, inquiétant et
maléfique. Un deuxième thème apparaîtra
ensuite, majestueux avec son accompagnement en quintes. Toute la
première partie de la sonate est un combat magnifique entre ces
thèmes. La deuxième partie constitue le mouvement lent :
contemplation presque statique d'une grande douceur, qui se termine par
une retour des éléments introductifs. Et voici la
troisième partie, qui démarre par un scherzo fugato,
où le rire sardonique du démon emplit l'espace sonore.
Progressivement, tout s'appaise. Dans les dernier accords, le
théme méphistophélique se transforme et
s'évanouit, impuissant comme un mauvais rêve. Un dernier
si dans le grave clôt cette gigantesque vision.