Beethoven : les sonates pour piano

violon

Après les grandes réussites de Mozart et de Haydn,  Beethoven a définitivement donné ses lettres de noblesse à la sonate pour piano, et aussi à jamais changé le regard porté sur le genre par les compositeurs ultérieurs. L'importance que Beethoven lui accordait est démontrée par le fait qu'il ne s'y trouve aucune œuvre mineure, mais qu'au contraire ce corpus compte en son sein quelques uns des plus hauts chef d'œuvres de son auteur. La sonate a aussi été pour Beethoven un terrain idéal d'affirmation des conquêtes stylistiques (mais pas d'expérimentation : il s'agit toujours d'œuvres pleinement achevées). En outre elles permettent de couvrir l'ensemble de la vie créatrice de Beethoven, notamment la première période (vingt sonates précédent la symphonie Héroïque) ; il reviendra à la sonate opus 106, grâce à laquelle Beethoven a surmonté sa crise de créativité des années 1815, d'ouvrir sa dernière période. 

Ce monumental corpus constitue une pierre de touche du répertoire pianistique (on l'a qualifié de Nouveau Testament du pianiste, l'Ancien Testament étant le Clavier Bien Tempéré de Bach), et de la musique en général. La difficulté d'exécution peut être élevée (notamment dans l'opus 106), tant Beethoven, à la différence de Liszt, semblait délibérément oublier le pianiste pour ne penser qu'à la musique. Le défi n'est pas tant de produire un beau son, mais de restituer le pathos et parfois l'humour inhérent à cette musique, et surtout le sens prodigieux des enchaînements, véritable poésie de l'architecture qui se se dégage de ses œuvres : car le génie de Beethoven n'est pas dans le matériau mélodique, parfois banal, mais dans la construction, qui fait naître une mélodie des structures.

Les sonates de l'opus 2 : n° 1, 2 et 3

Beethoven est déjà relativement âgé (il a 25 ans) lorsqu’il publie ses trois premières sonates pour piano. Il s’agit d’œuvres déjà accomplies, témoignant d’une grande maîtrise stylistique et surtout d’une très forte personnalité. La deuxième et la troisième sont par ailleurs inhabituellement longues pour des œuvres de ce type, et toutes les trois sont en quatre mouvements.
 
La première sonate, en fa mineur, est souvent utilisée à fin pédagogiques. Relativement courte, elle demeure d’une grande efficacité dans sa concentration (ce que seront des œuvres plus tardives dans la même tonalité, comme la sonate Appasionata ou le onzième quatuor). Le tout début du premier mouvement est d’ailleurs remarquable de ce point de vue, présentant quatre fois le thème en le condensant davantage, jusqu’à une première explosion et un silence. On notera par ailleurs que ce thème, très voisin de celui du premier mouvement de la sonate en ut mineur K457, et du dernier mouvement de la 40ème symphonie, est soutenu à la main gauche par le thème dit « du destin », présent de loin en loin dans la musique de Beethoven (et Schubert, Brahms, et… Mozart !) qui ouvrira la cinquième symphonie. Le mouvement lent arbore une écriture ornementée pour quatuor à corde. Le menuet tend déjà à être un scherzo. Le finale, prestissimo, nous rappelle le don de Beethoven pour l’improvisation, et aussi sa propre virtuosité.
 
La deuxième sonate, en la majeur, est fantastique de drôlerie, dès son premier thème en forme d'éclat de rire. Un humour particulier d’ailleurs, qui culminera avec les variations Diabelli, mais qui souligne déjà une personnalité supérieure. L’écriture est plus savante que pour la première, plus chargée et plus difficile aussi. Une œuvre sans nuages : cela deviendra rare.
 
La troisième sonate, en ut majeur, est débordante de virtuosité, et d’une écriture franchement orchestrale. Les difficultés abondent, avec vers la fin un triple trille, qui ont dû permettre au jeune Beethoven de montrer l’étendue de ses capacités d’exécutant. Mais les romantiques du siècle suivant, Schubert surtout, se souviendront surtout du magnifique mouvement lent, avec ses variations de climat, d’éclairage, dans une ambiance de rêverie poétique.

 Sonate n°4 opus 7

Beethoven a choisi de publier séparément cette œuvre, ce qui était inhabituel pour une sonate et montre bien la considération qu'il lui portait. Il est vrai que cette sonate est l'une des plus longues de son auteur, et l'une des plus significatives de sa première période créatrice.

Le premier mouvement explore les vertus de la mesure à 6/8 en mi bémol majeur, comme le fera plus tard la symphonie Héroïque. Cet allegro molto e con brio est solidement charpenté, s'appuie sur des accords décidés et quelques accents habilement déplacés qui propulsent le discours. Le largo qui suit est le premier grand mouvement lent de Beethoven. Tout y est : une thème grave et beau, une gestion très personnelle de l'espace sonore (opposition entre extrême grave et extrême aigu) et des silences. Le troisième mouvement, indiqué allegro, hésite entre le scherzo et le menuet. Son trio a une allure d'improvisation. Le finale déploie de grands charmes sonores, interrompus par un épisode central farouche. Ce sera pourtant lui, mais dans une version transformée, irréelle, qui conclura cette sonate dans le rêve, schubertien avant l'heure.

Les sonates de l'opus 10 : n° 5, 6 et 7

Cette nouvelle trilogie de sonates montre un Beethoven au style accompli. La première sonate dresse pour la première fois l'ambiance sombre et tempétueuse d'ut mineur appelée à un bel avenir. Elle présente de nombreux points commun avec la sonate op.2 n°1 (structure du premier thème, tempo du finale), ce qui permet de mesurer combien l'écriture a gagné en sûreté. 

La seconde sonate, en fa majeur, fait preuve de beaucoup d'humour. Dans le premier mouvement, le discours avance par à-coups, avec de brusque et déroutants sauts dynamiques. Le second mouvement a un caractère improvisé, avec un trio d'un caractère schubertien avant l'heure. Le finale assez bref imite un fugato avec drôlerie.

La troisième sonate, en ré majeur, est nettement plus développée et compte quatre mouvements. Le premier mouvement, au tempo inhabituellement rapide, montre un Beethoven passé maître à construire une musique inventive avec un matériau a priori banal. On se demande même où est le premier thème, tant les accords initiaux semblent être une simple introduction.

Le largo qui suit est le joyau de l'œuvre. Sa noirceur n'aura pas d'équivalent dans la musique de piano de Beethoven avant l'adagio de la sonate n°29 "Hammerklavier". Les deux mouvements ont d'ailleurs des points communs. La mesure, à 6/8, est la même et produit un balancement désolé. Le premier thème est construit de façon analogue, comme un choral dans le medium soutenu par de lourds accords à la basse. Le second thème, appuyé également par des notes répétée, s'accompagne comme dans la sonate n°29 de guirlandes dans l'aigu. La fin est impressionnante, comme un vaste convoi funèbre dans la neige.

Le menuet qui suit semble incongru. Le finale ne parvient pas à dissiper le malaise. Son thème, une question inquiété suivie d'un silence, ne s'affirme pas vraiment. Sans cesse la question revient, toujours sans réponse nette, avant que le mouvement ne disparaisse dans un trou.

Sonate n°8 opus 13 "Pathétique"

Voici l'une des plus célébrés sonates de Beethoven, une œuvre d'une envergure jusqu'alors inusité pour ce genre, soulignée par le titre original (en français) de "Grande Sonate Pathétique". La tonalité d'ut mineur deviendra dés lors emblématique de son auteur ; elle renvoie aussi à Mozart et à sa sonate K457, dont elle partage le pathos, mais pas l'attitude fataliste et résignée.

Le premier mouvement commence par une monumentale ouverture, marquée Grave, remarquable par ses contrastes dynamiques soulignés par l'harmonie et le rythme dramatique : une véritable ouverture d'opéra ! Le mouvement très rapide, bouillonnant qui suit est construit de façon rigoureuse pour maximiser la tension. Le premier thème dérive du Grave. L'arrivée d'un deuxième thème, riche en mordants, n'altère pas l'élan du morceau. Il est à vrai dire peu distinct du premier thème en terme de caractère : en revanche, le retour du Grave au début du développement et de la coda en fait plus qu'une introduction, un groupe thématique à part entière. L'opposition, caractéristique de la forme sonate, entre thèmes, est ici généralisée à une opposition de tempo, un procédé qui trouvera son aboutissement dans la sonate opus 109.

Le mouvement lent, en la bémol majeur, alterne le chant plein de tendresse du premier thème avec des épisodes plus inquiets. Il deviendra le parangon du chant d'amour dans la musique du XIXéme siècle (notamment avec l'andante de la 3ème sonate de Brahms). Mais on le retrouvera aussi, sous une forme considérablement assombrie, dans l'adagio de la sonate D958 de Schubert, dans la même tonalité et avec la même structure.

Le finale est particulièrement ambigu. L'indication "rondo" suggéré une musique gaie, et de fait on trouve des formules pouvant être vues comme des traits d'humour. La conclusion est pourtant brutale est dramatique. On a là le témoignage d'une humeur instable, alliant dans un même mouvement deux caractères différents.

Les sonates de l'opus 14 : n°9 et 10

Ces deux sonates de petites dimensions sont des œuvres charmantes, injustement méconnues. On y entend un Beethoven inhabituellement détendu, heureux, très loin de la tension dramatique de la sonate précédente. 

La première, en mi majeur, fait preuve d'un lyrisme lumineux. On retiendra son mouvement lent, aux harmonies archaïsantes ; et surtout la magnifique phrase de développement du premier mouvement : non entendue auparavant, elle est présentée sous des éclairages variés par des modulations qui en font ressortir toute la beauté,selon un procédé dont Schubert se souviendra pour sa sonate D959

La seconde sonate, en sol majeur, est drolatique à souhait : elle finit même par un long scherzo ! Le mouvement lent est une marche comique, traitée en variations qui se moquent de leur thème. Un jour, le compositeur de cette sonate écrira les variations Diabelli.

Sonate n°11 opus 22

On retrouve là un œuvre en quatre mouvements, publiée seule en égard à ses amples dimensions. Beethoven était particulièrement fière de cette sonate, apogée d'un style et la plus proche de Mozart par son esprit. Il ne s'agit pas d'une pâle imitation, ou d'une œuvre d'épigone, mais de l'hommage que rend un compositeur conscient de son génie à un aîné vénéré. Par instants aussi, on entend dans les mouvements extrêmes des passages orchestraux en octaves qu'on retrouvera bien plus tard dans l'autre sonate en si bémol majeur, l'opus 106. Mais le joyau de cette sonate est son mouvement lent, magnifique cantilène.

Sonate n°12 opus 26

Beethoven renonce ici à la structure classique, le premier mouvement en forme sonate étant remplacé, comme dans la sonate K331 de Mozart, par un thème varié. Ce processus tendant à fusionner le genre sonate avec la fantaisie sera poursuivi dans les sonates de l'opus 27

Le premier mouvement commence donc par un thème tendre et lyrique, dans un tempo lent (Andante). Il sera toujours identifiable au cours des cinq variations qui suivent, mais présenté sous un jour différent : dansant dans la première, entraînant dans la deuxième (le sentiment d'accélération est saisissant), sombre dans la troisième, facétieux dans la quatrième.   La cinquième variation amplifie considérablement le thème, dont le chant s'épanouit sur des vagues de doubles croches, dans une atmosphère préfigurant la fin de sonates opus 109 et 111. Une brève coda permet au thème de retrouver la simplicité presque naïve dont il est issu.

Voici à présent le scherzo, inhabituellement en deuxième position. Le genre a atteint sa maturité, donnant ici un morceau plein d'entrain, spirituel et parfois inquiétant.

C'est à son troisième mouvement que la sonate doit sa célébrité. Il s'agit d'une marche funèbre, un modelé du genre avec ses lourds accents et ses roulements de tambour (un arrangement pour orchestre sera joué aux funérailles du compositeur).Le finale, étrangement désincarné, est un mouvement perpétuel qui se termine dans le silence : la vie continue.  

Les sonates de l'opus 27 : n°13 et 14

Ces deux sonates, sous-titrées "Sonata quasi una fantasia" (comme une fantaisie) constituent un irremplaçable témoignage des exceptionnels dons d'improvisation de Beethoven, loués par tous ceux qui ont eu la chance de l'entendre. On y trouvera donc une musique plus simple que dans les précédentes sonates, moins élaborée, plus relâchée qu'à l'habitude. 

La première sonate, en mi bémol, est la plus fantasque, alternant les différents climats correspondant à autant de différentes humeurs du compositeur-improvisateur, dans un kaléidoscope qui préfigure le Schumann de l'Humoresque : hésitation et recherche de l'inspiration dans le premier temps avec des éruptions virtuoses, puis noirceur dans l'allegro molto à laquelle succédé la beauté envoûtante de l'adagio. Ce dernier revient brièvement vers la fin d'un allegro vivace, avant l'explosion de joie finale.

La deuxième sonate, en ut dièse mineur, est plus linéaire dans son déroulement : un mouvement lent méditatif, un intermède lyrique puis une tempête finale en forme sonate. Son immense célébrité, quelque peu exagérée et qui agaçait d'ailleurs passablement Beethoven, doit beaucoup à son surnom "Clair de Lune". Celui-ci a été donné après la mort du compositeur par Ludwig Rellstab, un poète de deuxième plan (auteur des poèmes des sept premiers lieder du Chant du Cygne de Schubert) qui voyait dans le premier mouvement l'évocation du clair de Lune sur une barque voguant sur le lac des Quatre Cantons. Ah ?

Le premier mouvement est une improvisation sur des arpèges rappelant la scène du Commandeur dans Don Giovanni de Mozart, sur lesquels flotte un chant doucement rythmé, dans une ambiance effectivement nocturne. Le second mouvement présente une accélération du rythme déjà entendu : il détend singulièrement l'atmosphère par son air populaire (Liszt y voyait une fleur entre deux abîmes). Le finale, fantastique improvisation sur des arpèges à présent déchaînés, est une tempête avec éclairs et tonnerre, qui finit en ouragan emportant tout sur son passage.

Sonate n°15 opus 28

Cette longue sonate a été surnommée "Pastorale" par l'éditeur. Ce surnom n'est pas inadapté, car l'ambiance générale est bucolique et champêtre. Les sonates précédentes étaient des fantaisies : celle-ci revient avec bonheur au cadre traditionnel en quatre mouvement, avec une maîtrise confondante. Le premier mouvement enchante par son thème, une très longue phrase, calme et rêveuse, soutenue par une pédale de tonique. Le développement, un modèle de construction, le montre sous un jour plus farouche. Le mouvement à la fin retourne dans le silence dont il était issu. 

Le second mouvement est le plus marquant. En ré mineur, il impose un climat sombre et légendaire, une ballade dans une forêt de ténèbres. Le scherzo, très original, est minimaliste, tout semblant naître d'une simple chute d'octaves. La basse du finale évoque un bourdon : le mouvement, enjoué, se finit en apothéose.

Les sonates de l'opus 31 : n°16, 17 et 18

Après la composition de l'opus 28, Beethoven a déclaré : “Je ne suis guère content de ce que j’ai écrit jusqu’à présent : à partir de maintenant, je veux ouvrir un nouveau chemin”. Le groupe des trois sonates de l'opus 31 répond à cet objectif en présentant un artiste en mutation et plein d'audaces stylistiques.

La première des trois, en sol majeur, semble avoir pour objectif de liquider l'héritage classique de Haydn et du jeune Beethoven, avec une humour parfois féroce mais subtil. On y trouve aussi une avancée dans la recherche d'effets rythmiques inédits. Dans le premier mouvement, le premier thème est frappant par son allure claudicante en raison du décalage entre les deux mains. Le deuxième thème, de structure plus simple rappelant Haydn de très loin, est surtout grotesque. Le mouvement se termine sur une pirouette.

Le deuxième mouvement est marqué d'un étrange "Adagio grazioso" (on attendrait "Andante grazioso") est d'une élégance volontairement surjouée qui accumule les clichés du style galant. L'allegretto finale est détendu et souriant, il ménage vers sa fin un clin d'œil au déhanchement du premier mouvement, et s'achève par des accords humoristiquement séparés par des silences.

La deuxième sonate, en ré mineur, est la plus connue des trois, en raison de son surnom "La Tempête" (Beethoven ayant fait référence à la pièce de Shakespeare, au moins à son titre). Elle atteint un rare degré de concentration dans l'intensité dramatique. Celle-ci est atteinte dans le premier mouvement par une opposition saisissante entre un arpège au tempo lent, à l'harmonie ambigüe, faisant a priori office d'introduction à caractère improvisé mais qui en réalité est un vrai premier thème, et un allegro tempétueux et torturé. Dans le développement, l'arpège prend toute sa dimension d'incarnation musicale de la parole humaine et se transforme en récitatif dans un instant où le temps semble aboli : la parenté avec l'entrée en récitatif du baryton dans l'Hymne à la Joie de la Neuvième symphonie, dans la même tonalité, est d'ailleurs saisissant.

C'est un arpège presque identique qui ouvre l'adagio, dans un souci évident d'unification. Ce mouvement ne détend nullement l'atmosphère, d'une tristesse accablante, grâce à des roulements de tambour à la main gauche qui accroissent la tension. L'allegretto final semble jeter sur ce drame un regard extérieur, désincarné : il prend la forme d'un mouvement perpétuel sur un thème d'une grande beauté (basé sur un arpège bien évidemment),qui s'écoule, comme indifférent aux sursauts qu'il traverse et qui sont soulignés par de puissants contrastes dynamiques. 

La troisième sonate, en mi bémol majeur, est la plus longue, en quatre mouvements d'un agencement étrange : allegro, scherzo, menuet et presto. Le premier mouvement présente un premier thème d'abord hésitant, basé sur une harmonie qui n'établit pas d'entrée la tonalité, donnant l'impression que la véritable première phrase de la sonate est manquante. Le développement présente une figure bizarre en septième, comme un grognement incongru, avant de prendre une tournure plus dramatique. 

Le deuxième mouvement est intitulé scherzo, et il en a indubitablement l'esprit, si ce n'est le mètre (à deux temps au lieu de trois) et la forme (il s'agit d'une forme sonate). Presque toujours staccato, il multiplie les accents déplacés comme des coups de marteau après lesquels la matière semble s'égayer en tout sens. Le menuet, qui fait office de mouvement lent, est d'une grande beauté, quoiqu'un peu désuette. Le finale est une joyeuse chevauchée à l'allure quelque peu fantastique qui conclut cette sonate dans l'allégresse et l'humour.

Les sonates de l'opus 49 : n°19 et 20

Ces deux sonates en deux mouvements, en sol mineur et sol majeur, ont été publiées tardivement et sont en fait contemporaines de la sonate Pathétique. Il pourrait même s'agir d'une seule sonate coupée en deux (la sonate n°20 prenant le premier et troisième mouvement, la sonate n°19 le deuxième et le quatrième). Leur facilité d'exécution en font des classiques de l'enseignement. Elles partagent d'ailleurs l'esprit  de la sonate K545 de Mozart, et comme pour cette dernière, l'interprète inspiré se distinguera des autres en en révélant toute la grâce.

Sonate n°21 opus 53 "Waldstein"

Contemporaine de la symphonie Héroïque, cette œuvre affirme dans le domaine de la sonate pour piano la conquête d'un style radieux et audacieux dont les sonates opus 31 ont été les précurseurs. Son surnom vient de ce qu'elle est dédiée au comte Waldstein, un des premiers mécènes de Beethoven. On lui donne aussi parfois le titre "Aurore", qui en décrit à merveille le climat.

En effet, dans cette œuvre apollinienne jaillit partout la lumière éclatante d'un génie souverain : le choix de la tonalité (ut majeur), une écriture pianistique d'une virtuosité époustouflante, jusque là sans équivalent, et également un lyrisme rayonnant des thèmes qui, associé à un recours fréquent de l'aigu de l'instrument, anticipe, au seuil de la décennie héroïque de la création de Beethoven, le style de sa dernière période.

Le premier mouvement commence par une batterie sur laquelle s'appuie le thème, sans que l'on perçoive tout de suite qu'il s'agit de lui : bien plus que l'idée mélodique, c'est la puissance de développement qui fait tout l'intérêt de ce thème. On pourrait d'ailleurs voir tout ce mouvement comme le vaste développement d'une exposition non écrite. Dés la quatrième mesure, Beethoven réexpose son thème un ton plus bas, sans modulation, comme une parodie. Une reprise de cette séquence, et on ne retrouvera plus l'ut majeur de départ de toute l'exposition ! Le thème permet en effet des enchaînements de tonalité, jusqu'à se stabiliser en mi majeur. C'est dans son ton, si lumineux que retentit le second thème, choral merveilleusement épanoui qui bientôt inonde le clavier de pure beauté. Le développement, intensément dramatique, fera entendre des couleurs plus douces, chatoyantes, presque crépusculaire dans sa fin. L'exposition reprend un nouveau kaléidoscope de tonalités. Comme dans la symphonie Héroïque, la coda commence par un deuxième développement, puis finit dans une strette brillante.

Beethoven avait d'abord prévu un andante traditionnel (connu sous le nom d'Andante Favori WoO 57), avant d'opter avec bonheur pour une introduction lente au rondo. Tel un prélude d'opéra, ce morceau prépare l'auditeur au finale, en présentant une variante de son thème, qui, sans le dévoiler, en dessine l'essence. L'incertitude harmonique, les silences plongent dans un climat d'attente d'un événement extraordinaire.

C'est dans la pureté des accords parfaits arpégés d'ut majeur que s'élève, comme un monde encore vierge, le thème du rondo, timidement d'abord, puis s'élargissant en octaves généreux. Ce procédé d'amplification de la sonorité sera repris par Liszt, et d'ailleurs le jaillissement continu de ce morceau préfigure les Jeux d'Eaux à la Villa d'Este. Les trilles et les fusées font bientôt leur apparition, suivies par un épisode vigoureux et conquérant, en style russe. La fin du développement fera entendre des frottements harmoniques étranges, rappelant la jonction entre développement et réexposition du premier mouvement de la symphonie Héroïque. La coda, prestissimo, d'une virtuosité débridée avec des octaves glissando, conclut par un feu d'artifice.

Un mot sur l'exécution de ce chez d'oeuvre : c'est une sonate virtuose et difficile à jouer, mais particulièrement gratifiante pour l'interprète, une source inépuisable de joie.

Sonate n°22 opus 54

Cette sonate ne compte pas parmi les plus aimées et les plus jouées. Elle souffre certes beaucoup de son écrasant voisinage avec la sonate Waldstein et avec la sonate Appasionata, dont elle ne partage pas la grandeur héroïque. De petites dimensions, comprimées en deux mouvements, elle est peut-être la plus énigmatique du corpus.

Son premier mouvement est indiqué "In tempo d'un minuetto". Ce n'est pourtant pas un menuet, ni même une forme sonate à proprement parler. Il s'agit d'un processus créatif, un "work in progress", très heurté et bien plus subtil qu'il n'y paraît entre deux thèmes : le premier, d'une grâce initialement un peu gauche et désuette, le second, carré, brutal. Il n'y a cependant pas opposition, mais influence mutuelle entre ces deux éléments, qui tendent vers la fusion, atteinte dans une fin réellement magnifique dans laquelle les thèmes trouvent leur accomplissement. 

Le deuxième mouvement constitue le prolongement naturel de cette fin. C'est un mouvement perpétuel, qui coule à la façon d'une invention de Bach, neutre et détaché, malgré d'étranges sonorités dans le développement, un peu plus dramatique et parfois sarcastique.

Sonate n°23 opus 57 "Appassionata"

Immensément populaire dés sa parution en en 1805, la sonate en fa mineur est avec la sonate opus 27 n°2 la plus célébré des sonates de Beethoven, et certes l'une des plus belles avec l'opus 106 et l'opus 111. Le surnom "Appassionata" n'est pas dû à Beethoven : il n'est toutefois pas immérité, tant l'œuvre déborde de passion et de tourments. L'écrivain Romain Rolland l'a qualifiée de "torrent de lave dans un lit de granit" : car il ne s'agit nullement d'un romantisme échevelé, la rigueur de la construction est implacable, excluant tout "happy end" factice. Beethoven y manie en maître absolu tout un arsenal d'armes pour créer une tension tragique insoutenable. De fait, la sonate donne l'impression de tourner en rond dans ses propres tourments, sans issue possible.

Le début du premier mouvement a été superbement décrit par André Boucourechliev dans son remarquable ouvrage (Beethoven, collection Solfège). On évoquera seulement ici la simplicité si féconde du thème (un arpège descendant, un arpège montant terminé par un trille), mais aussi l'étrange climat d'attente qu'il instaure par l'éloignement de deux octaves entre les deux mains ; l'énoncé du "motif du destin" de la cinquième symphonie, ici lugubre à souhait, dont on pressent d'emblée le rôle structurant  ; au moment où l'attente devient insoutenable, la brusque éruption de doubles croches balayant le clavier, sitôt éteinte, sitôt relancée par des accords massifs qui permettent au thème de s'élancer. Un conduit (dont le motif du destin n'est pas absent) mène au second thème. Le bonheur de l'entendre chanter dans le grave est indicible, faisant oublier que ce thème ne diffère pas du premier par sa mélodie (la même exposée en majeur) mais par son timbre (présentation en octaves, accompagnement chaleureux au lieu de deux lignes nues parallèles). Ce bonheur est très vite brisé par des accords tragiques, auxquels succède une chute vertigineuse sur quatre octaves. La tempête d'un troisième thème se lève alors, menaçante, puis retombe dans le silence.

Le long développement reprend les grandes lignes structurelles de l'exposition en les amplifiant considérablement. Il commence par une séquence modulante basée sur le premier thème, instaurant un nouveau climat d'attente. La puissance du thème, jusque là maintenue à l'état latent, explose soudainement dans un déferlement de quintolets et de sextolets exigeant une redoutable précision. Le conduit réapparaît, suivi par le second thème, mais il juxtapose maintenant deux visages que Beethoven oppose avec un art consommé des contrastes timbriques et dynamiques, toujours sur une batterie de triolets : en octave, piano et chantant en majeur, ligne simple, forte et heurtée en mineur, intensément dramatique et ressemblant plus que jamais au premier thème. L'effet obtenu est d'une violence insoutenable. Celle-ci fait littéralement exploser la matière musicale, qui chute comme dans l'exposition de quatre octaves (dans un dessin de quatre doubles croches - croche réparti sur les deux mains, qu'il faut malgré sa difficulté absolument réaliser exactement, tant l'effet est fantastique). Là, un coup de maître : dans la fournaise retentit à découvert le motif du destin, qui déclenche la réexposition en imposant dans toute sa partie d'attente une série de notes répétées à la basse, qui sonne comme des battements d'un coeur affolé par l'angoisse. 

La suite de la réexposition est régulière. La coda commence par un second développement. Plus resserré que le premier, il exploite encore le potentiel dramatique du second thème, qui débouche sur une cadence virtuose qui balaie le clavier en tous sens. Lorsqu'elle s'épuise, le motif du destin résonne une nouvelle fois, lugubre et seul, le tempo se ralentit, la musique semble s'arrêter... avant un coup de tonnerre, une accélération fulgurante. Dans une strette finale à l'allure folle, les éléments précédemment entendus reviennent, concassés, projetés les uns sur les autres : les deux premiers thèmes, les accords massifs, et aussi la chute vertigineuse. Car après un dernier fortissimo, la musique s'éteint peu à peu en s'enfonçant dans le grave comme si elle disparaissait dans quelque trou. C'est un ultime coup de maître : Beethoven boucle son morceau en retrouvant le silence dont il était né, en laissant tous les conflits tragiquement ouverts.

Après un tel déferlement, l'andante en ré bémol majeur apporte un répit. Il porte toutefois les marques du drame : il privilégie le registre grave, il est sans vigueur réelle, et , en revenant en sa fin à son point de départ, il partage la circularité tragique des deux mouvements qui l'entourent. Il prend la forme d'un thème varié. Le thème, lourd et grave choral, est suivi de trois variations qui peu à peu le détendent en l'animant. Dans la dernière variation, sous l'impulsion des triples croches, il s'envole, respire pour la seule fois dans cette œuvre noire l'air pur des hautes montagnes. Mais le retour à la formulation initiale montre ce que cette éclaircie avait de provisoire. Le fa mineur revient brutalement pour lancer sans pause le mouvement final.

Comme pour rappeler la circularité qui régit l'œuvre, ce dernier est un mouvement perpétuel, un déluge de doubles croches (indiqué toutefois allegro ma non troppo : pas la peine de courir, le sort du morceau est scellé). Le développement tente une vaine échappée, bousculant la mesure jusqu'alors implacablement régulière. Chose insolite, Beethoven a indiqué (de manière catégorique sur le manuscrit) la reprise du bloc développement - réexposition ; une nouvelle maniéré d'enfermer sa musique dans un cercle infernal. La coda, accélérée, initie une dernière et spectaculaire tentative de rupture par un épisode étrange, à la thématique véhémente différente de ce qui précède, constituée de deux phrases répétées. Mais elles ne brisent pas le cercle, elles semblent même le nourrir pour lancer la cavalcade finale, d'une noirceur absolue et définitive, qui nous entraîne dans l'abîme.

Sonate n°24 opus 78

Quatre ans après l'Appassionata, Beethoven revient à la sonate pour piano avec des œuvres de moindre dimension, mais intensément poétiques, baignant dans un climat de rêve très proche de Schubert. La tonalité de fa dièse majeure, fort insolite avec ses six dièses à l'armure, peut avoir été choisie comme exercice de déchiffrage pour ses élèves ; elle fait naître en tout cas une atmosphère agreste correspondant à son emploi dans le Clavier bien Tempéré de Bach

Le premier mouvement commence par une merveilleuse phrase Adagio cantabile, qui nourrit l'allegro suivant sans en imposer totalement la thématique aux couleurs chatoyantes. Le deuxième mouvement est très humoristique et bon enfant, et retrouve brièvement la phrase d'introduction avant de conclure brillamment. 

Sonate n°25 opus 79

Pour être d'évidence à visée didactique, cette petite sonate n'en est pas moins charmante. Son premier mouvement fait la part belle à un thème vigoureux, à l'allure faussement populaire, mais qui donne lieu à un développement plus long qu'attendu, multipliant les contretemps et les croisements de main.

Le deuxième mouvement est le joyau de la sonate. Comme un lied schubertien, il déploie, sur un accompagnement au rythme doucement balancé, un chant d'une mélancolie crépusculaire. Un épisode contrastant apporte un léger éclairage, avant de revenir vers la fin, à son tour assombri. Le troisième mouvement retrouve la verve rustique et lapidaire du premier mouvement.

Sonate n°26 opus 81a "Les Adieux"

La sonate "Les Adieux" est un cas unique parmi les œuvres majeures de Beethoven : elle est basée sur un programme extra-musical explicite, Beethoven ayant intitulé les trois mouvements respectivement Das Lebewhohl (l'adieu) Abwesenheit (l'absence), Das Wiedersehn (le retour). Il s'agit du départ de l'archiduc Rodolphe, fils de l'empereur d'Autriche, élève et protecteur de Beethoven, suite à la guerre contre la France et à l'occupation de Vienne en 1809. L'éditeur, au grand dam de Beethoven, a mis ses titres en français, le titre du premier mouvement s'imposant comme celui de l'œuvre entière.

La forme n'est reliée que de façon très lâche à la sonate classique, mais est en revanche soutenue par le motif entendu d'entrée dans l'introduction adagio du premier mouvement : trois accords descendants, modulant de mi bémol majeur vers ut mineur, dont l'harmonie suggère le cor, et au-dessus desquels Beethoven a écrit les syllabes Le-be-wohl! Cette introduction, libre comme un prélude d'improvisation, étrangement modulante, est annonciatrice des dernières sonates. La suite du mouvement, Allegro, serait plus classique avec son rythme entêtant évoquant le galop d'un cheval, n'étaient les retours du climat de l'introduction (et de son tempo via l'utilisation des valeurs longues). A la fin, tout se dissout dans le lointain.

Le mouvement lent use sans interruption de la même ritournelle accablée. Le principe des mouvements d'attente observé dans les sonates opus 53 et 57 trouve là son aboutissement (avant de prendre une nouvelle dimension dans les sonates opus 101 et 110, et dans le quatuor opus 131). Une transition joyeuse et bruyante mène au finale, dont la gaîté exubérante n'exclut pas quelques clair-obscurs, jusqu'à un ralentissement juste avant la fin, effleurant un instant le climat de l'introduction initiale.

Sonate n°27 opus 90

Œuvre isolée, entre deux mondes dont l'un finit et l'autre n'en est qu'à ses prémisses, cette sonate oppose, tout en les reliant subtilement, deux mouvements aux caractères aussi opposés que possible. 

Le premier mouvement, remarquable par la solidité de sa construction, a une certaine parenté avec son homologue du quatuor opus 59 n°2, dans la même tonalité de mi mineur, pour sa gravité sombre et digne. Il ressemble aussi à une ouverture d'opéra, de par son atmosphère extrêmement dramatique, voire théâtrale. Le premier thème, solennel et quelque peu archaïsant, contraste avec un second thème plus lyrique qui, transformé, fera l'essentiel du développement. La jonction avec la réexposition est une merveille subtilement travaillée. La coda s'éteint pianissimo, laissant comme dans l'Appasionata les conflits non résolus. 

Mais de cette fin même le thème tendre du deuxième mouvement prend son envol. Celui-ci est étonnement schubertien : très chantant, pas vraiment développé mais redit sous de nombreuses nuances d'éclairage, ce qui favorise aussi le sentiment de "divine longueur" typique de Schubert. L'accompagnement, en doubles croches évoquant un ruisseau, participe à cette proximité avec le lied, lequel finalement se dissout dans une ineffable rêverie.

Sonate n°28 opus 101

Cette superbe efflorescence des sonates-fantaisies précédentes est également la première des cinq dernières sonates de Beethoven, l'annonce, confirmée avec éclat par la sonate suivante, de l'entrée dans un nouveau style poétique. C'est aussi l'acte de naissance du piano romantique. Plus que dans toutes les autres sonates de Beethoven, on sent ici flotter l'esprit rêveur de Schumann, de Wagner, de Brahms

Le thème du premier mouvement enchantait Wagner, qui y voyait le prototype de la "mélodie infinie", avec son balancement jamais résolu, son évitement de la tonique qui le flotter dans l'air, comme un rêve immatériel qui s'évanouirait s'il se précisait davantage, et l'impression vague que cette musique est la continuation de quelque chose déjà commencé auparavant. Il est traité comme un klavierstücke romantique, son thème se suffisant à lui-même et n'appelant pas de développement autrement qu'embryonnaire. 

Schumann était fasciné par le deuxième mouvement. De fait, avec son rythme de marche, son contrepoint omniprésent (et son indication typique : Lebhaft), on croirait vraiment que c'est Schumann qui a écrit ce mouvement ! La parenté avec la première des Novelettes et le deuxième mouvement de la Fantaisie est remarquable.

Le mouvement lent, malgré sa brièveté, est le coeur émotionnel de l'œuvre. Concentrant en quelques mesures une douleur intense, comme le fera plus tard l'avant-dernier mouvement du quatuor opus 131, sa recherche dans les ténèbres débouche sur une reprise du thème initial du premier mouvement : on comprend alors que cet adagio est bien le début psychologique de la sonate, et que la reprise du premier mouvement en permettra la conclusion en brisant le cercle. Le finale, attaca, peut alors affirmer sa victoire. Robuste et carré (comme le deuxième mouvement), son thème présente aussi une conclusion légèrement dépressive (à l'instar du thème du premier mouvement), et réalise l'unité profonde de l'œuvre. Son contrepoint très dense est pleinement exploité dans le développement, qui prend la forme d'une fugue, un genre qui obsédera dés lors Beethoven (on trouve un fugue ou au moins un passage fugato dans toutes ses œuvres majeures à venir), et qu'il aura été le seul après Bach à renouveler en profondeur. L'écriture à quatre voix fait parfois penser à un quatuor (et précisément aux dernier quatuors encore à naître), ainsi que la conclusion de l'œuvre, d'une gaité pétillante.

Sonate n°29 opus 106 "Hammerklavier"

Page de titre de l'opus 106

Les années 1813-1818 furent pour Beethoven une traversée du désert morale (renoncement à "l'Immortelle Bien-Aimée", surdité à présent totale, chicanes incessantes et sordides pour le contrôle de son neveu) doublée d'une spectaculaire sécheresse créatrice. Mais cette quasi-stérilité apparente est une longue maturation d'un style nouveau, dont les oasis que sont les sonates pour violoncelle opus 102 ainsi que la  sonate opus 101 sont les hérauts. Patiemment ciselée à partir de "gribouillage" obsessionnels, bâtie "comme une cathédrale" à l'image de la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, l'œuvre  de victoire, la sonate Hammerklavier, sera arrachée note après note à cette quête intérieure du génie.

"Grosse Sonate für das Hammerklavier" : ce surnom "Hammerklavier" attaché à cette sonate est quelque peu vain. S'il semble faire référence au caractère percussif de l'œuvre (hammer=marteau en allemand), il est surtout une simple traduction de l'expression usuelle en français "Grande Sonate pour le pianoforte" porté par la plupart des sonates précédentes publiées seules, encore qu'il marque également la volonté du compositeur, certes plus explicite dans la sonate précédente où les indications de tempo sont données en allemand, de germaniser le vocabulaire musical. Certes, une telle œuvre ne pouvait rester sans surnom, fut-il obscur. Toutefois, en raison de la terreur respectueuse qu'elle impose aux pianistes, cette sonate est souvent désignée par son seul numéro d'opus (106), un privilège partagé seulement avec la 32ème sonate (opus 111).

Comme portique symbolique de son dernier style, Beethoven livre ici au monde son œuvre la plus extrémiste (peut-être la plus belle aussi). Chose curieuse, elle est issue d'une commande, passée par l'archiduc Rodolphe (qui a aussi reçu la dédicace de la Missa Solemnis, ainsi que les sonates opus 81a et 111). Avoir ainsi contribué, même en tant que prétexte, à sortir Beethoven d'une crise profonde devrait lui assurer la gratitude des mélomanes. Il souhaitait une sonate difficile. Il a été servi (le dernier mouvement notamment est particulièrement ardu tant à jouer qu'à entendre).

Monumentale, aux proportions démesurées (1177 mesures), littéralement monstrueuses pour l'époque, cette sonate a la dureté du diamant. La structure atteint un degré de rigueur inusité, y compris en regard des standards de Beethoven, déjà très élevés en la matière. L'œuvre est régie par un principe de distribution des tonalités, regroupés en un pôle autour de si bémol majeur, opposé à un pôle autour de si mineur (appelé par Beethoven "la tonalité noire"). Le passage de l'un à l'autre est assuré par des chutes de tierces, qui envahissent l'œuvre de maniéré obsessionnelle. Ce conflit tonal rend compte de l'unité de l'œuvre (renforcé par des relations thématiques entre le mouvements, par exemple le saut initial se retrouve dans le sujet de la fugue) qui prend l'allure d'un monde ; joint à une dynamique très contrastée et riche en accents, il provoque aussi l'extraordinaire violence de cette musique, qui ne sera résolue que dans les dernières mesures auxquelles toute l'œuvre conduit, non par la victoire d'une tonalité sur l'autre mais par leur fusion dépassant le cadre tonal, par un processus directionnel qui fait s'enchaîner naturellement les mouvements les uns aux autres.

Cette violence n'est sans doute pas étrangère à la crise que Beethoven a traversé à cette époque, et que cette sonate a permis de surmonter : tout de suite après, il entame la composition de la Missa Solemnis et de la Neuvième symphonie. Jamais une œuvre ne l'aura absorbé aussi exclusivement. Toutefois, dans une lettre à son élève Ries qui avait en charge la publication de la sonate à Londres, il propose de la démembrer. Peut-être Beethoven a-t-il eu peur de son œuvre...

Un geste impérieux prend possession du clavier, sous la forme d'une fanfare triomphante fortissimo, entamée par un saut d'un octave et demi particulièrement périlleux. Ce premier thème (une tierce montante suivie d'une tierce descendante) montre d'emblée un visage plus rêveur ; ou plus exactement, c'est le thème lui-même qui est constitué de deux versants contrastés, et qui renferme en son sein la violence du mouvement. Un crescendo conduit à une exposition très nette de ce conflit : de mesure en mesure, on passe d'accords tenus et forte et sollicitant le grave et l'aigu, à une série d'accords staccato et piano dans le medium. Ce même conflits est ensuite présenté différemment, opposant une descente de trois octaves, en octaves heurtés, à une remontée en miroir égrenant ses notes jusqu'à un quasi arrêt. Une nouvelle fanfare, et voici le thème sous un visage encore autre : après une première page à l'écriture symphonique digne d'un Brahms, voici des "guirlandes enchantées" (l'expression est d'Edwin Fischer) bien proches de Chopin, aux entrelacs d'une infinie délicatesse. La musique s'apaise peu à peu, et voici le deuxième thème, une gamme altérée à la main droite reposant sur de profonds accords dans le grave. Un crescendo mène au troisième thème, encore plus insolite, deux lignes d'accords à la main droite soutenus par des triolets de noires à la main gauche, qui s'accélèrent en croches tandis que la main droite est envahie de trilles, qui éclatent en une série violente d'octaves accentuées brutalement stoppée. La reprise de l'exposition est impérative. 

Le développement commence de manière inattendue par une sorte de reflet atténué de la fin de l'exposition. Un appel de cor retentit, basé sur la tête du thème initial. Il est suivi d'un premier écho qui produit un saisissant effet d'éloignement. Du troisième écho naît une rumeur sourde et lointaine, sous la forme d'un fugato à deux voix sur le thème principal, dans un ambitus resserré. Cela se rapproche avec un crescendo gigantesque renforcé par l'ajout d'une troisième voix, puis d'une quatrième qui élargissent prodigieusement l'emprise du fugato sur le clavier. Le voici qui souffle maintenant en tornade, occupe tout l'espace sonore, la fantastique tension accumulée éclate soudain : trois fois le saut initial du thème retentit fortissimo, trois fois le piano soudain de la réponse du thème l'interrompt et le renforce. Dans un raccourcissement saisissant, Beethoven ne garde alors plus que le saut initial, dans une série d'accords dissonants rappelant le développement de la symphonie Héroïque, qui culminent vers un surprenant accord de ré majeur. Tout s'effondre soudain. Un glissement tonal nous offre une vision en ré dièse mineur du troisième thème, encore plus fantomatique. Dans l'extrême grave un coup de tonnerre, basé sur le premier thème, puis un deuxième, répercutent leurs échos sur la totalité du clavier. Tout dans ce moment de musique est fabuleux : l'ambiance d'incertitude tonale, l'utilisation des différents registres qui se répondent en échos, les effets de pédale, tout concourt à un sentiment de passage d'un monde à l'autre. Enfin, un crescendo monumental balayant tout le clavier libère une fantastique énergie en propulsant la reprise du thème initial. 

La reéxposition reprend l'exposition mais en en exacerbant les conflits à la lumière de ce que le développement à montré. La réponse de la fanfare est ainsi largement modifiée, s'échappant dans un onirique sol bémol majeur. L'opposition entre accords tenus forte et accords staccato piano n'en sera que plus violente. Mais c'est dans la remontée en miroir, alors que la musique se ralentit, que se place l'instant décisif : l'arrêt se fait sur si mineur, déclenchant une reprise de la fanfare dans cette tonalité noire. La musique devient déséquilibrée, oscille, il faut un effort de volonté pour s'arracher à cette vision et retrouver les "guirlandes enchantées". Tout comme pour le deuxième thème qui suit, on reconnaît avec soulagement la musique déjà entendue dans l'exposition, alors que les détails en sont largement modifiés. La série d'accords accentués consécutive au troisième thème n'est plus stoppée cette fois-ci, mais s'épanche largement sur tout le clavier. Un double trille l'apaise soudain, et, dans un geste à la transcendance typique du dernier Beethoven, tout semble s'évaporer. La coda, dans un style scherzando sarcastique qui assure la liaison avec le mouvement suivant mais refuse la grandeur à celui-ci, exploite à l'extrême les contrastes dynamiques (de pianississimo à fortissimo).

Le mouvement suivant est un scherzo, le dernier des sonates de Beethoven, le premier depuis la sonate opus 31 n°3. Il est placé en deuxième position (ce sera aussi le cas de la neuvième symphonie), ce qui, conjugué à sa brièveté et  à la longueur du mouvement lent, déplace le centre de gravité de l'œuvre vers le finale. 

Le mot "scherzo" renvoie à un morceau à l'esprit humoristique. D'humour, ce mouvement n'en manque certes pas.  Mais il s'agit d'un humour particulièrement grinçant, inquiétant, halluciné. Derrière ce bref morceau se profilent déjà les Kreisleriana de Schumann, voire de nombreuses pages de Mahler (notamment le scherzo de sa septième symphonie). 

Le thème est une version déformée de celui du premier mouvement. A présent déhanché et fantastique, il sautille de tierce en tierce pour finir sur des accords sombres et inquiets. A leur suite, et sur le rythme du thème, surgit l'épisode central. Celui-ci est basé sur une citation du thème du premier mouvement de la symphonie Héroïque, mais la transposition en si bémol mineur la transforme en fantôme. Cette hallucination conduit à un épisode en 2/4, sombre chevauchée conclue par un trait rageur, comme si Beethoven déchirait sa page de peur de poursuivre ce délire. Le retour du scherzo en est presque rassurant. Mais celui-ci est encore davantage attiré par le grave, et abouti à se caricaturer lui-même dans la tonalité de si mineur. Un sursaut volontaire permet à la musique de s'arracher à son étreinte et de dissoudre le thème du scherzo dans l'aigu. La venue du mouvement lent a été admirablement préparée.

Deux notes (rajoutées après coup) pour dessiner encore une tierce, deux notes pour traverser le miroir et pénétrer dans l'univers de souffrance qui sous-tend cette immense sonate. Si le premier thème de l'adagio sostenuto présente une certaine analogie avec son homologue du premier mouvement, les conflits sont ici transposés sur un autre terrain. Ecrit en fa dièse mineur ce mouvement lent appartient tout entier au pôle de si mineur, qui se trouve ici chez lui. La longueur (proprement gigantesque) du mouvement sert de contrepoids aux deux mouvements précédents en si bémol, de sorte que leur souvenir sera comme estompé au moment d'entrer dans le finale. Pas de conflits tonaux donc, et peu d'éclats de violence : en revanche des oppositions timbriques d'une beauté irréelle, des jeux de pédale, entre la pédale de sourdine et la pédale forte, d'une subtilité inouïe. Avec cet adjectif, le cœur se serre : plus que partout ailleurs dans la production de Beethoven, cette musique explore des domaines encore inexplorés, et mêmes impensés, du son comme source de pure beauté, se joue des échos, des résonances dans une ambiance parfois proche de Debussy.  A l'époque de la composition, Beethoven était totalement sourd : il savait pourtant exactement comment cela devait sonner.

La structure est assez inhabituelle, inutile de s'y attarder : il faut savoir se laisser porter par cette ballade lugubre, hypnotique, d'une tristesse infinie. Le chant du premier thème est délicatement coloré par la richesse harmonique des accords qui le composent, mais sans emphase grâce à l'estompe de la pédale de sourdine. Une appogiature, on entrevoit brièvement un peu de lumière comme à travers un ciel plombé ; puis tout s'éteint.

Le retour à trois cordes permet l'épanouissement d'une deuxième idée, beaucoup plus tourmentée. Un vrai chant, aux mélisses chopiniens, qui conduit par degrés à la lumière : et voici un troisième thème, en ré majeur, deux voix se répondent dans l'aigu et le grave, de part et d'autre d'une ligne fluide de doubles croches qui s'accélèrent en triolets. Et voici que cette ligne s'envole vers le ciel. Una corda pour un retour transfiguré du premier thème, magnifique diminuendo à trois cordes et avec pédales, tout se passage est magique. En si majeur, de nouveau una corda, le premier thème flotte dans l'éther ; mais voici des vagues de doubles croches qui nous transportent encore plus haut. La musique se fait cependant plus dramatique, avec ses oppositions una corda/trois cordes. Point d'arrêt. Nous voici au cœur du mouvement, au cœur de la souffrance qu'il exprime.

Une ligne tourmentée de triples croches à la main droites, de lourds accords en croches à la main gauche, une dynamique très contrastée notée avec un soin méticuleux : le premier thème révèle pleinement son potentiel expressif. Chacun est ici frappé sa présence de manière évidente ; pourtant, il n'est précisément nulle part, ni dans les accords de la main gauche, ni dans les triples croches de la main droite (ou plutôt si, mais pas sur les temps forts, et de toute manière pas destiné à être mis en valeur en tant que tel). Beethoven montre de façon magistrale sa science de la façon dont est perçu le son. Les triples croches cèdent enfin la place à des doubles croches à la main gauche : l'effet de ralentissement (renforcé ensuite par un ritardando) et d'enfoncement dans les profondeurs du clavier est saisissant. Nouvel arrêt.

Le deuxième thème revient alors, encore plus exalté. Le troisième thème est cette fois-ci en fa dièse majeur, et y gagne un surcroît de lumière. Du coup le retour du premier thème, avec un détour vers mi bémol, est encore plus irréel. Mais l'enchaînement déjà entendu, et attendu, ne se produit pas. A la place, le troisième thème revient, en sol majeur et surtout avec un la dièse qui le transforme radicalement  et lui confère une couleur inquiétante. De fait, ce n'est plus une montée vers la lumière qu'il réalise, mais, dans un crescendo fantastique, une véritable vision d'horreur, point de convergence de tout ce à quoi ont tendu les forces de si mineur depuis le début de la sonate. Point d'orgue.

Le premier thème, encore, presque comme au début : pourtant, en quelques mesures, Beethoven réunit les fils de ce drame dans une synthèse saisissante : comme une continuation du premier thème, le second thème revient, avec un crescendo fulgurant suivi d'un diminuendo étale, dans lequel se devine la silhouette du troisième thème. Tout est dit, le mouvement peut s'achever. 

Le thème initial revient une dernière fois, plus désolé que jamais, hésitant entre fa dièse mineur et majeur. Dans cette musique des confins où le temps se dilate jusqu'à s'abolir, les derniers accords, si étrangement écrits, mais qui décrivent le spectre harmonique de fa dièse majeur avec une incroyable richesse, se fondent dans un silence immense.

Quelque chose a bougé.

Des octaves en fa ont traversé furtivement le clavier, pour se stabiliser sur un accord de sol bémol. C'est encore l'enharmonique de fa dièse, pourtant tout a changé. La page la plus incroyable de cette sonate, la plus improvisée et la plus impitoyablement pensée, vient de commencer.

Dans cette solitude, dans cette paix, arrive une première mélodie toute simple, traitée en départ de fugue à trois voix, et qui soudain s'arrête. De nouveaux accords cherchent un nouveau thème pour une fugue, un voici un en si, à peine plus rapide et tout aussi vite interrompu. De nouveaux accords, et soudain avec un choc, forte, un sujet de fugue en sol dièse mineur fait irruption, l'espace d'un instant on sent que le finale a vraiment commencé et qu'il sera tragique. Mais encore une fois tout s'arrête brutalement. Les accords introductifs se muent en récitatif, plongent vers le grave, puis dans une accélération foudroyante dessinent un portique immense. Dans cette fournaise, sur des accords de si bémol rappelant le début de la sonate, un trille déchire l'espace, et lance le thème.

Les indications de Beethoven sont très significatives. "Allegro risoluto" : le mouvement devra, pour les résoudre, se porter à la hauteur des conflits de l'œuvre entière. "Fuga a tre voci, con alcune licenze" : en fait, tout semble régulier, mais rien ne se passe normalement, selon les usages ! « Ecrire une fugue n’est pas difficile, j’en avais fait des dizaines pendant mes années d’étude. Mais l’imagination réclame aussi ses droits et il faut faire entrer, aujourd’hui, dans cette forme ancienne, un véritable élément poétique ». (Beethoven, Lettre à Holz). La vieille forme, entièrement renouvelée par Beethoven, retrouve toute sa nouveauté, toute sa jeunesse. Ce morceau extraordinaire, la plus fantastique musique de piano jamais écrite, ne suit pas les règles de la fugue : il est venu au monde, libre au sens le plus profond du mot, et s'est donné lui-même des règles qui lui permettait de prendre une forme sensible et qui lui est consubstantielle. Que son organisation formelle corresponde à la fugue pourrait finalement n'être qu'une coïncidence. De par ce refus de tout schéma préétabli au profit d'une forme sui generis, ce morceau a le privilège, en dépit de ses presque deux cents ans, de rester éternellement neuf, de se recréer perpétuellement à partir du chaos. Sa poétique est celle de la naissance, dans un accouchement toujours renouvelé, d'une douleur infinie fusionnée à une joie infinie.

Ce caractère primitif de la forme a pour corollaire l'extrême violence de cette musique, évidente dés le thème, rien moins que civilisé : un saut de dixième couronné par un trille (qui ici est tout sauf un ornement, mais bien une mutation du timbre de l'instrument), trois gammes descendantes (séparées bien sûr par des tierces), puis une interminable queue en doubles croches, extrêmement chromatique et instable, qui permettra de ce fait au morceau de donner le sentiment de ne pouvoir jamais s'arrêter en malmenant sérieusement les deux identifiants classiques que sont la tonalité et la mesure. Le tout est en outre écrit en 3/4, ce qui est rare pour une fugue de cette ampleur. Les entrées se font normalement, mais, brusquement, Beethoven tire le tapis sous les pieds de l'auditeur par une surprenante modulation en la bémol. Celle-ci ouvre un développement très modulant servant de transition vers un deuxième sujet (en sol bémol) rappelant le thème principal du premier mouvement. Celui-ci est bien vite interrompu par une présentation du premier sujet en augmentation, dans un climat extrêmement dramatique, saturé de trilles tant dans l'aigu que dans le grave. La reprise du second sujet lance une fantastique progression modulant vers si mineur.

L'essence "négative" de cette tonalité dans toute l'œuvre prend ici toute sa dimension : le sujet est présenté en mouvement contraire rétrograde (un cas rarissime, jamais vu chez Bach), le procédé acquérant ainsi une symbolique évidente. La musique se fait plus méditative, plus lente aussi, et, l'espace d'un instant, semble se dissoudre dans les trilles. Mais les gammes descendantes du sujet sont à présent ascendantes, et permettent, avec un changement de mètre non déclaré (on passe en 3/2) de remonter vers la lumière, avec un sentiment d'extase. Un brutal retour à 3/4 à l'aide d'accents déplacés déclenche la réexposition, avec une irrésistible montée de la violence débouchant sur une strette résumant le discours de manière saisissante. Le silence se fait soudain.

Une deuxième fugue commence alors. Son sujet semble venir de très loin, dans un ré majeur baigne le morceau dans une douce lumière, lui apportant la paix. Pendant 29 mesures, cette fugue s'étale, lisse, sereine... puis, s'enroulant autour de son sujet comme une guirlande, le sujet de la première fugue revient, et impose vite une nouvelle explosion. Le sujet de la deuxième fugue se métamorphose en colossal cantus firmus, mais est bien vite évacué. Ces dernières pages sont une bacchanale effrénée, un feu d'artifice d'une joie frénétique, voire hystérique. La tonalité devient instable : est-on en si bémol majeur, en si mineur, ou les deux en même temps ? C'est tout le cadre musical qui vole en éclat. Brutalement, alors que le matériau semblait extensible à l'infini, Beethoven entame la coda, sur un trille grave. Un ritardando apporte une touche d'humour grinçant. Puis, fortissimo, le sujet apparaît en majesté en 4/4 (non signalé), mélangeant une montée en si bémol majeur, avec une montée en si mineur. Les accords parfaits finaux sont paradoxalement instables, le dernier tombant à contretemps de la mesure réelle comme de la mesure officielle, comme un édifice qui s'écroule. Tout est fini, doit-on rire ou pleurer ? Je n'en sais rien.

Cette œuvre est d'une exigence colossale, tant pour l'auditeur que pour l'interprète. Jamais je n'arriverai à la maîtriser. Cela pourtant ne m'empêchera pas de revenir toujours m'abreuver à cette jaillissante et éternelle source de vie et de pure musique, l'une des preuves les plus éclatantes du génie de l'Homme.

Sonate n°30 opus 109

La sonate opus 109 en mi majeur ouvre la trilogie finale des sonates de Beethoven. Ces trois œuvres, souvent jouées ensemble bien que formellement indépendantes, partagent une grande liberté dans la structure, à présent très éloignée de la sonate classique : on est ici dans le domaine de la fantaisie (les mouvements sont d'ailleurs enchaînés), guidée uniquement par les sentiments poétiques, une musique à la recherche d'une impression d'infini se prolongeant au delà de sa propre fin et qui abolit les cadres traditionnels. Elles partagent une trajectoire affirmée vers la lumière et l'éblouissement, dans une structure globale très décentrée, puisque le mouvement final est nettement plus long et lourd de sens que ceux qui le précédent. On y retrouve aussi les formes cultivées par Beethoven durant sa dernière phase créatrice : la fugue (vieille forme renouvelée depuis l'Hammerklavier, et qui trouve ici un visage plus serein) et les variations (forme par définition sans fin).

Le mouvement initial se rattache de loin à la forme sonate traditionnelle de par l'opposition entre deux blocs thématiques. Le premier thème s'écoule comme un ruisseau, sans mélodie saisissable car toujours changeante, sans début (on a le sentiment de prendre le mouvement en route) et sans fin : au moment où la phrase va se conclure, le deuxième thème surgit, contrastant à la fois par son tempo (plus lent) et par sa structure (de grands accords, de larges arpèges balayant tout le clavier) contre un jeu d'échanges resserrés entre les deux mains). L'impression d'improvisation domine. Le thème ruisseau revient pour ce qui tient lieu de très court développement, quelque peu dramatique, mais sans s'attarder, avant une reprise largement modifiée du second thème. Dans la coda, le thème ruisseau s'envole en couleurs chatoyantes, encore un fois sans conclure vraiment. Le deuxième mouvement, (tempo) en mi mineur, s'enchaîne en effet directement, sévère et tourmenté, avec un contrepoint très présent. A la place d'un épisode médian de détente, Beethoven a placé une séquence impressionnante de noirceur, dans laquelle l'effet de contraste est obtenu par l'allongement des durées du thème et l'utilisation du grave du clavier dans la nuance piano. La fantastique tension accumulée est ensuite brutalement libérée à la reprise de la première partie.
Un sentiment de paix envahit l'auditeur à l'entame du dernier mouvement, de loin le plus long, constitué d'un thème et de six variations. Le thème est un choral d'une grande beauté, d'un recueillement religieux, un sourire que de simples écarts au mi majeur suffisent à rendre délicatement douloureux : en particulier un la dièse, présent dans toutes les variations, qui sonne comme une blessure secrète. La première variation touche à peine à ce beau visage, lui donnant simplement un peu de mouvement. La deuxième variation, double, disperse d'abord le thème comme des gouttes d'eau dans des pizzicattis sur tous le clavier, avant de se regrouper dans des phrases au lyrisme passionné. La troisième variation accélère encore le mouvement, dans une joyeuse invention à deux voix. Dans la quatrième variation, la beauté latente du thème éclot comme un bouquet de fleurs magnifiques, dans des phrases au souffle immense qui remplissent l'espace sonore et font perdre la notion de mesure. Celle-ci se réinstalle pourtant dans la cinquième variation, une fugue sévère et difficile. La sixième variation retrouve le thème pour commencer, mais le dématérialise aussitôt. La mesure s'élargit, les notes du thème s'égrènent lentement sur une irisation splendide de doubles et triples croches puis de trilles qui inondent le clavier. Un crescendo magnifique mène à une vision d'extase, d'une beauté sonore à couper le souffle. Peu à peu, elle s'efface... La reprise du thème, presque à l'identique, d'infimes modifications servant à signer l'empreinte du temps et du chemin parcouru, est d'une simplicité bouleversante.

Sonate n°31 opus 110

La sonate op110, en la bémol majeur, est la plus chantante de toutes les sonates de Beethoven. Le premier mouvement est ainsi exceptionnellement lyrique. Sa première phrase est un magnifique témoignage de bel canto, baigné dans une douce lumière. Elle éclate en arpèges qui inondent tout le clavier, avant d'entamer une ascension somptueuse de couleurs vers la nuance forte. Le développement n'a rien de conflictuel : c'est plus une reprise dans le mineur, dans un éclairage plus sombre, selon un procédé qui sera celui de Schubert. La réexposition n'est pas régulière : blessée par le développement, elle ne reprend l'exposition qu'au travers du voile mélancolique du souvenir. Quelques accords voilés de regrets suffisent pour conclure, et en même temps assurer la transition vers le mouvement suivant.
Celui-ci, bien qu'à deux temps, a le caractère d'un scherzo, avec sa bonne humeur quelque peu rustaude et empruntant aux chansons populaires. Le trio, basée sur une descente du clavier de la main droite et le pizzicatis montants de la mains gauche, frappe par son irrégularité et apporte une touche d'humour grinçant quelque peu inquiet : d'ailleurs la reprise du scherzo se termine dans l'attente de quelque chose de terrible.
Un récitatif désolé ouvre la construction gigantesque du finale. Jamais l'analogie entre le piano et la voix humaine parlée n'aura été aussi saisissante, avec ses inflexions, ses sanglots étouffés, ses supplications. Comme dans un opéra, à ce récitatif succède un aria. L'art du chant au piano est porté au sommet : ample respiration, dignité majestueuse qui ne souligne que davantage une profonde et insondable tristesse. Mais voici un thème lumineux qui s'avance, prend la forme d'une fugue. Ce n'est pas la fugue violente et libertaire de l'Hammerklavier, mais quelque chose d'une sérénité invincible tant elle est s˚sûre de la force qui l'anime. Elle progresse, conquiert le clavier avec lenteur et certitude ; mais au moment de conclure, le paysage se brouille soudain. Pas besoin de nouveau récitatif : l'aria se réinstalle d'emblée, cette fois ravagé de douleur, sans cesse entrecoupé de sanglots. Il s'éteint : mais de puissants accords crescendo ramènent la lumière. La fugue, sous forme renversée, reprend alors le combat, traverse des lieux terribles dans une irrésistible montée vers la lumière. Même les chansons populaire du scherzo reviennent furtivement le soutenir. Enfin voici le ciel : sur une assise de doubles croches puissantes à la basse, le thème de la fugue déploie son chant puissant et conquérant, et savoure un triomphe total.

Sonate n°32 opus 111

L'ultime sonate de Beethoven a suscité une glose musico-mystique surabondante, la palme revenant à Wagner qui voyait dans l'Arietta la vision d'un monde devenu végétarien. A mon tour d'ajouter mon inutile grain de sel.

Il restera encore plus de quatre années  de vie créatrice à Beethoven, et on ne trouve nulle trace de projet de sonate ; peut-on cependant affirmer que cette œuvre constitue consciemment un adieu à la sonate, selon la formule de Thomas Mann ? Le choix du couple tonal ut mineur/ut majeur, tellement emblématique de Beethoven, et surtout l'impression que rien ne pourrait succéder à l'Arietta, sinon la page blanche qui clôt le volume des partitions intégrales des sonates, pourrait le laisser penser. Quoi qu'il en soit, son statut symbolique de frontière est souligné par l'habitude prise de la désigner, comme pour l'hammerklavier mais avec un degré encore plus fort, par son numéro d'opus, que le hasard a de plus marqué d'un triple 1.

Extérieurement, le premier mouvement rappelle l'écriture de Bach ou Haendel, avec son contrepoint omniprésent, la sévérité des lignes et la rudesse de l'harmonie. L'efficacité dans la concentration de la tension est celle du Beethoven du quatuor serioso, ou du premier mouvement de la neuvième. La solidité formidable qui émane du morceau est d'autant plus remarquable que son schéma formel ne se rattache que de loin aux formes connues et éprouvées. L'introduction, maestoso brutal, montre les effets dramatiques inouïs que l'on peut tirer des septièmes diminuées et des rythmes pointés. Elle donne aussi le sentiment d'être au seuil de quelque chose de terrible : la tension s'accroît alors que l'intensité sonore diminue, quelque chose apparaît, d'abord comme un roulement sourd dans le grave, qui envahit tout l'espace dans un crescendo prodigieux qui lance le thème !
Celui-ci n'a rien de mélodique, mais brutal et léonin. Quelques ralentissements accumulent encore la tension, qui éclate dans un sommet d'intensité traité en fugato. D'immenses sauts de l'extrême grave à l'extrême aigu l'arrêtent soudain. Une ombre de deuxième thème semble vouloir apporter un peu de réconfort, vite balayé par une reprise de la tornade. L'épisode correspondant au développement dans la forme sonate classique est ici extraordinairement bref, réduit à sa fonction de pont vers la réexposition. Celle-ci est largement amplifiée. Le fugato prend des allures gigantesques de ruée vers l'aigu. Le deuxième thème surtout semble avoir gagné en pouvoir hypnotique : le premier thème vient à lui, on croit voir un instant le lion venir s'assoupir à ses pieds. Mais la tornade reprend le dessus. Aura-t-elle le dernier mot ? Non. Sur une ligne de basse dans laquelle le démon du premier thème se replie en grognant, les accords de la main droite esquissent quelque chose de nouveau. La basse s'apaise enfin, s'élargit, tandis qu'un reflet du thème de l'Arietta conclut le morceau dans un ut majeur d'une lumière indicible.
Un sentiment de paix surnaturel envahit l'auditeur au début de l'Arietta. Le titre en souligne la simplicité à plaisir : Arietta. Adagio molto simplice e cantabile. La perfection de sa phrase est un pur miracle, dans une mesure 9/16 pourtant bien insolite. Sur la deuxième partie du thème, le la mineur passe comme une ombre, d'une tristesse aussi poignante que fugitive. Que de beautés en si peu de notes, et pourtant, il faut jouer cela simplement, la moindre emphase en tuerait toute la magie. Les variations vont élever ce sourire ineffable vers une apothéose cosmique.
Doucement d'abord : dans la première variation, les triolets animent légèrement le thème, lui donnent un caractère dansant. Dans la deuxième variation, la mesure change (passe au non moins inhabituel 6/16, mais sans changement de tempo), les valeurs se resserrent, le thème devient méconnaissable. Le rythme étrange évoque encore la danse, mais bien plus moderne et déhanchée que la valse. Encore un changement de mesure (12/32) pour la plus spectaculaire des variations. Non, Beethoven n'a pas inventé le jazz, et pourtant... c'est merveille de voir comment, la mise en route de la première variation, le déhanchement de la deuxième, ont pu aboutir, grâce à un rythme endiablé et à des sforzando habilement placé, à un swing aussi insolite et anachronique que parfaitement en situation : la Nouvelle-Orléans en contrebande !
Autant cette variation était violemment rythmée, autant les deux suivantes (une dans l'extrême grave, l'autre dans l'extrême aigu), étroitement entremêlées comme un dialogue entre la mer et le ciel, semble vouloir lisser le temps musical. La mesure revient au 9/16 initial, démultiplié par les triples croches. A la basse, là où l'oreille a du mal à percevoir les hauteurs, un trémolo indistinct, sur lequel flotte le thème, fractionné comme des débris de navire après un naufrage. Une montée aérienne de deux octaves et demi transporte dans un monde paradisiaque, là encore sans ancrage rythmique précis. Le retour dans le grave en la mineur nous ramène dans les profondeurs de l'océan. Pas de montée cette fois : un brusque passage du grave à l'aigu. Mais les Champs Elysées sont devenus terre de désolation glacée. Le retour au majeur, pourtant gravé dans le thème, sonne alors comme un miracle de volonté. Le vent se lève : les vagues de triples croches à la main gauche montent à l'assaut du thème, revenu dans le haut medium, quand soudain...
Les trilles font leur apparition, envahissent tout, saturent l'espace de leur irisation, passent en mi bémol. Un triple trille abolit le temps. Tout ce passage donne l'impression d'une traversée du miroir, d'une accession à un degré supérieur de conscience. Accession difficile, comme une nouvelle naissance. Le retour des triples croches à la main gauche sonne le début d'une apothéose. Comme un majestueux navire aux voiles gonflés par un vent puissant et généreux, le thème fend les flots, transfiguré, enivré par l'air du grand large et l'appel de l'horizon, là où le bleu de la mer et le bleu du ciel se confondent. Là, il s'élève dans les airs, les triples croches se font trilles, dans l'aigu tout se confond dans le bleu du ciel où le thème, immatériel, achève de se dissoudre. Au seuil de partir à jamais pour le paradis, il se retourne pourtant, retrouvant une simplicité bouleversante comme un écho de sa formulation initiale. Dans un doux sourire, il nous dit adieu.

Voilà. Le dernier disque de mon intégrale des sonates de Beethoven vient de s'achever. Je médite un instant, un sentiment de mélancolie m'envahit, comme à la fin d'un beau et long voyage. La tentation de mettre le disque de l'opus 2 s'empare de moi. Y résister ? Mais pourquoi ?

  

Discographie

Il apparaît indispensable d'avoir dans sa discothèque une intégrale des sonates de Beethoven. Il en existe plusieurs de très hauts niveau, la plupart des pianistes importants ayant légué leur vision. Difficile évidemment de rester au sommet sur l'ensemble des 32 sonates, pourtant la troisième intégrale d'Alfred Brendel (Philips, enregistrée dans les années 90) s'approche très prés de l'idéal :  son jeu précis et perlé, ses tempi toujours justes et son sens de l'enchaînement dans la variété des climats font de sa somme un monument d'intelligence, avec une Hammerklavier (en concert) d'anthologie. Les intégrales d'Arrau, Kempf ou Backhaus apporteront leur éclairage indispensable pour approfondir. Ceux que le son monophonique ne gêne pas écouteront avec papa Yves Nat et grand-papa Arthur Schnabel de magnifiques témoignages de styles introuvables aujourd'hui.

On ne peut évidemment pas oublier ceux qui, sans réaliser l'intégrale, ont laissé de certaines sonates des interprétations de références. En premier lieu on citera Rudolf Serkin, dont tous les enregistrements sont précieux, surtout dans les dernières sonates (on évitera cependant sa vidéo de la trilogie finale, dans laquelle l'âge se montre par trop cruel). On thésaurisera aussi Pollini et les rares enregistrements de Michelangeli. Enfin, Richter a laissé une Appasionata de légende.


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