L'Anneau du Nibelung

L'or du Rhin, Bayreuth 1966

L'Anneau du Nibelung (Der Ring des Nibelungen), souvent appelé le Ring ou (assez improprement) la Tétralogie, est l'œuvre la plus imposante de Wagner et de tout le répertoire lyrique. Elle est constituée d'un prologue, l'Or du Rhin, et de trois journées : la Walkyrie, Siegfried, le Crépuscule de Dieux, le tout durant près de quinze heures. Ce gigantisme, pour lequel Wagner a dû tout inventer, de la technique d'écriture poétique et musicale à Festpielhaus de Bayreuth, est à la mesure du sujet : le mythe de l'histoire du monde, une œuvre sans début ni fin dans laquelle on aime à se perdre dans l'éblouissement.


On trouvera ici un résumé de l'action (ou , mais en décalé !).

Genèse et structure

Le Ring a été l'œuvre d'une vie. Wagner a découvert les premiers matériaux de sa légende en 1843, soit à l'époque de la création du Vaisseau Fantôme. La partition est achevée en 1874. Pourtant, après la création en 1876 lors du premier festival de Bayreuth, Wagner souhaitait effectuer des modifications tenant compte de ce qu'il avait pu voir et entendre. Il n'en eut pas le temps.

Le projet initial de la fin des années 40 était celui d'un grand opéra héroïque sur la mort de Siegfried. La crise de l'exil en Suisse, ainsi que la nécessité d'exposer au public tout un arrière-plan mythologique auquel il est peu familier, précipiteront une transformation radicale de l'œuvre, de sa signification, et de son étendue, vers une création mythologique originale de dimension cosmique (synthèse de la première partie de la Chanson des Nibelungen, et du mythe du Ragnarok). Celle-ci est accompagnée d'une intense réflexion théorique sur ce que doit être un drame musical, et dont le Ring se voulait l'illustration.

Le livret de la Mort de Siegfried est ainsi complété en 1851 d'un livret pour un opéra le précédant, le Jeune Siegfried. Le mythe des dieux et du trésor est développé dans l'Or du Rhin, ce qui oblige à une refonte des deux premiers livrets écrits (qui prendront leur titres de Crépuscule des Dieux et Siegfried), et l'ajout d'un dernier livret : la Walkyrie, en 1852. Ainsi Wagner a pratiquement écrit le texte dans l'ordre inverse de son déroulement. Ce travail, mené dans une période de grande évolution de la pensée chez Wagner, a marqué l'œuvre d'une profonde ambigüité quant à son sens profond. La dernière scène (l'immolation de Brünnhilde), la plus souvent réécrite, proclame bien la fin du pouvoir des dieux et la levée de la malédiction : reste à savoir s'il s'agit bien d'un monde nouveau, essentiellement différent et meilleur, ou d'une simple régénération ouvrant sur un nouveau cycle. Le texte et la musique laissent les deux options ouvertes. Dans le dernier cas, le sacrifice de Brünnhilde apparaît illusoire. Et son amour humain, sa volonté de racheter le monde, sont supplantés aux yeux du spectateur/auditeur par l'extraordinaire parcours de Wotan, de l'insouciance jouisseuse à la sagesse et au renoncement, une trajectoire saisissante par son ampleur pour l'un des plus beaux rôles de tout le répertoire lyrique.

Cette trajectoire de Wotan est celle du déclin du monde, amorcé dès l'Or du Rhin (voir avant) par le double forfait de Wotan et d'Alberich, et dont l'idée est omniprésente dans l'œuvre. Ce déclin est musicalement traduit et renforcé par l'évolution de la musique. Car si Wagner a commencé la composition de l'Or du Rhin dès 1853, et poursuit son travail sans discontinuer jusqu'en 1857, il ne dépasse pas à ce stade le deuxième acte de Siegfried. Il laisse alors la Tétralogie de côté, pour ne la reprendre qu'en 1868,au point où il l'avait laissée. L'œuvre ne pouvait que rester marquée par une telle interruption, durant laquelle le langage musical de Wagner, à la suite de la composition de Tristan et Isolde et des Maîtres Chanteurs, avait connu une profonde évolution. Le miracle est que cette évolution, d'ailleurs déjà en route lors des années 1853-1857, est en phase avec l'évolution du monde représenté : la musique, saine, simple et efficace dans l'Or du Rhin, gagne en lyrisme et en sensualité avec la Walkyrie, et se laisse dans le Crépuscule des Dieux ronger par un chromatisme lépreux, image de la décrépitude mortelle du monde à cet instant du drame. Siegfried, qui aurait pourtant dû le plus souffrir d'une genèse chaotique, est le point où le tissu musical atteint la plénitude de son raffinement, lorsque, le temps d'une parenthèse heureuse, un avenir radieux semble possible.

L'unité de l'œuvre a été rendue possible par trois éléments essentiels, respectivement musical, dramatique et structurel. On a dit dans la page d'introduction les spécificités du système des leitmotiv, inventé pour le Ring. Construire la musique à partir d'un matériau homogène le long de l'œuvre, découlant de proche en proche d'une poignée (voir d'un seul) de thèmes est évidemment un puissant moyen d'unification. Soulignons encore le caractère essentiellement évolutif des motifs, à l'exception significative de quelques uns (la malédiction par exemple), et donc du caractère arbitraire de leur dénombrement et de leur dénomination, variable d'un auteur à l'autre (on trouvera un catalogue avec exemples musicaux ici), qui sont donc toujours à manier avec précaution.

L'œuvre est parcourue de récits, qui unifient dramatiquement l'œuvre. Le récit est une spécificité des la dramaturgie wagnérienne, que l'on retrouve dans Tannhäuser (le voyage à Rome), Lohengrin (le récit du Graal), et surtout Tristan et Parsifal. C'est l'occasion de raconter des événements non portés à la scène en instaurant un sentiment d'éloignement mythique (le récit de Waltraute, le récit de la Première Norne), de récapituler ce qui est déjà connu pour mettre en lumière l'évolution de celui qui raconte (le récit de Wotan). Le plus poignant des récits est celui de Siegfried, pleinement intégré dans le dispositif dramatique du Crépuscule, au milieu duquel (et non à sa fin, cela aurait été banal) le héros est blessé à mort. Le réseau des récits sollicite notre mémoire de manière similaire au système motivique, et, allié aux nombreuses prophéties, rend incertaine la distinction entre passé, présent et futur. Le temps semble aboli. On pense ici à la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust.

La structure globale de l'œuvre est enfin une puissante charpente unificatrice. Les deux premières journées cultivent d nombreuses symétries : les actes premiers, à trois personnages, sont dévolus à la conquête de l'épée ; les actes deuxièmes sont organisés en vue d'un combat ; les troisièmes actes, dans le même site du rocher de Brünnhilde, décrivent la dormition puis l'éveil de la walkyrie dans les flammes. Ces deux journées sont précédées d'un prologue au contenu mythique dont la structure en quatre scènes reflète celle de l'œuvre entière, commençant dans l'élément aquatique et finissant, symboliquement avec les sarcasmes de Loge, par le feu. La dernière journée s'ouvre aussi par un prologue mythique, et se termine dans une catastrophe apocalyptique mêlant feu et eau. 


L'Or du Rhin

L'Or du Rhin (Das Rheingold) est certainement l'ouvrage scénique le plus injustement sous-évalué de Wagner, et, en un sens, le plus original. L'encre des écrits théoriques est à peine sèche : la mise en œuvre sera intransigeante, extrémiste. Voici une admirable mécanique dramatique et musicale, où les événements et les thèmes s'emboîtent dans une logique froide et brutale, à l'image du monde dont elle est l'évocation. 

Le monde est encore au début de sa jeune histoire, commencée avec le forfait de Wotan : avec une branche du Frêne du Monde, il a taillé sa lance sur laquelle sont gravés les traités par lesquels il a assis son pouvoir. Un pouvoir de convention, diplomatique pourrait-on dire, mais qui semble voué à l'éternité. 

C'est surtout un monde déshumanisé. C'est d'ailleurs la caractéristique de l'ouvrage : aucun personnage n'est un humain ! Si l'ambition, l'envie et la cupidité sont déjà là, le sentiment humain par excellence qu'est l'amour n'apparaît que sous une forme dégradée : Alberich ne recherche que le plaisir, Fasolt, bien plus émouvant cependant, est rustre. Paradoxalement, il faudra la malédiction de l'amour et le désespoir, qu'elle a provoqué, des Wälsungen, pour que dans la première journée ceux-ci inventent cette passion qui déchirera par sa beauté tous les contrats mesquins, et précipitera le Crépuscule des Dieux.

On notera enfin que la structure reflète celle du Ring dans son ensemble : après une première scène faisant fonction de prélude au prologue, nous voyons Wotan convaincu de mensonge, comme dans la Walkyrie ; dans la troisième scène, l'or est conquis par forfait, comme dans Siegfried ; la dernière scène s'ouvre par la malédiction de l'anneau, et développe sa conséquence inéluctable : le Crépuscule des Dieux.

Scène 1

Des arpèges de mi bémol, le thème du Rhin, qui, partant de l'extrême grave de l'orchestre, se répandent parmi tous les pupitres, sans crescendo sauf tout à la fin, comme un flot montant envahissant tout l'espace scénique et sonore, sans structure rythmique nette et donc sans notion de temps, naît un monde encore inviolé. Le forfait de Wotan est-il antérieur à celui d'Alberich, ou contemporain ? La musique nous suggère la réponse, qui n'est pas celle qui ressort de l'exégèse du livret : le prélude de l'Or du Rhin est d'une pureté éternelle, mieux, il décrit un monde hors du temps, celui du savoir infini d'Erda. Il semble que le temps ne commence qu'avec la décrépitude, avec les forfaits d'Alberich le clair et Alberich le sombre.

Les évolutions aquatiques des Filles du Rhin ouvrent le rideau dans un ballet vocal féérique. Alberich introduit dès son arrivée un élément dissonant, qu'à cet instant on attribue uniquement à sa laideur, dont les ondines se moquent avec méchanceté. Le tableau du nain poursuivant les Filles du Rhin de ses assiduités pourrait sembler naïf, pourtant on entend déjà la thématique propre au Nibelungen. En particulier, la plainte d'Alberich (chute d'un demi-ton sur le mot Wehe), encore ici inoffensive, deviendra quelque treize heures plus tard l'appel aux vassaux, l'appel au meurtre, de son fils.

Lorsqu'on connaît le Ring, la première apparition de l'Or, salué par les Filles du Rhin, est poignante. cette musique respire d'une grandeur radieuse de pureté, fragile et innocente. L'or ne sert-il donc qu'à jouer ? A cette question dépitée d'Alberich, lourde de cupidité, s'associe un thème encore difficile à cerner, car appartenant à un futur hypothétique et non réalisé, dont les ondines indiquent imprudemment à quel objet il est associé, ainsi que le mode d'emploi (thème du renoncement à l'amour) : si l'on maudit l'amour, on peut faire de l'or un anneau de pouvoir absolu.

Poussé à bout, et ne renonçant finalement qu'à des plaisirs qui lui ont été refusés, Alberich maudit l'amour et s'empare de l'or. On entend dans l'interlude orchestral ce qu'il en advient : le thème de l'anneau prend sa forme qui ne se modifiera plus guère. Rarement thème n'aura aussi bien défini son objet. Les tierces dont il est composé forment un dessin circulaire, sans assise harmonique précise, de sorte qu'aucune n'apparaît plus importante que les autres, le tout dans une instrumentation, aux bois, volontiers mystérieuse : un objet rond et maléfique, mais aussi fuyant voire illusoire. Cet thème est progressivement transformé vers un objectif que l'on ne perçoit pas encore, au sein d'un orchestre qui s'élève littéralement, dans un inexprimable sentiment d'élévation. L'air se raréfie, nous voici proche du ciel.

Scène 2

Les modifications du thème de l'anneau ont abouti : une musique d'une extraordinaire et solennelle beauté devant nous, associée au Walhalla, et, par métonymie, à Wotan. Par cette connexion musicale, Wagner établit l'identité profonde entre le pouvoir de l'anneau et celui de la forteresse, deux pouvoirs qui reposent sur un forfait envers l'ordre éternel du monde. Le caractère illusoire de l'anneau est également renforcé par contrecoup, tant le thème du Walhalla apparaît flotter dans l'espace, comme une vision onirique. D'ailleurs, Wotan dort, et songe à sa forteresse : est-elle en définitive autre chose qu'une chimère ? On notera aussi, avec le sommeil de Wotan, le premier énoncé d'un véritable leitmotif de situation, tant le sommeil est un thème majeur dans le Ring : Wotan, Sieglinde, Erda, Fafner, Brünnhilde et Hagen se distinguent d'Alberich, l'être sans sommeil.

Ironiquement, le premier chant éveillé du dieu salue l'achèvement de son œuvre, alors qu'en réalité il est au début de ses ennuis. La réalisation de son rêve a en effet engagé Wotan dans une série de combinaisons dont son épouse Fricka ne cesse de souligner les dangers et l'immoralité. La scène s'anime avec l'arrivée de Freia, seulement victime expiatoire et non séductrice : le thème de l'amour qu'elle suscite sera toujours aussi associé à l'idée de fuite. Les géants imposent leur thématique lourde et carrée, sans subtilité. Leur légitime exigence est garantie par les traités de la lance de Wotan, à laquelle est associée un thème important. Surtout, elle fait voir la personnalité peu engageant du dieu des dieux : manipulateur et lui-même manipulé, jouisseur sans sagesse, incapable de prendre ses responsabilités. Cette personnalité sera celle qui évoluera le plus au cours du Ring. Les deux autres dieux apparaissant dans cette scène, Donner et Froh, ne sont que des comparses.

Aussi, dès son arrivée, signalée par thème du feu, dansant et virevoltant, toujours reconnaissable mais jamais identique à lui-même, Loge, le conseiller perfide, prend le contrôle de la négociation. Son récit, d'une admirable poésie signale comme incidemment l'existence de l'anneau. Admirez comment le piège se met en place : sur des trémolos dans le grave de l'orchestre, les protagonistes échangent de rapides apartés, ou pensent tout haut. Loge mène le jeu, allume le désir : Freia est échangée contre l'or, et gardée d'ici là en otage par les géants, la musique semble nous dire qu'ils l'emmènent à l'autre bout de la terre.

L'absence de la déesse, et le vieillissement des autres dieux qui s'ensuit, est merveilleusement décrit musicalement : tout à coup la musique devient indistincte,comme entendu derrière un banc de brouillard. Wotan décide alors d'aller chercher l'or et l'anneau au Nibelheim, en compagnie de Loge.

Scène 3

L'admirable transition orchestrale nous le dit sans détour : nous entrons dans un enfer. L'impression est d'autant plus saisissante qu'elle est produite par des thèmes déjà entendus dans la première scène, soit sous aspect bonhomme (le rythme des Nibelungen, qui accompagnait la vaine poursuite des Filles du Rhin), soit d'une pureté radieuse (l'or), et qui montrent ici, dans un crescendo soigneusement dosé et culminant sur le thème de l'or, leur face maudite. On croirait reconnaître, dans un site industriel défiguré par les cheminées d'usine, les terrils, souillé par la suie d'innombrables excavations, un paysage jadis aimé pour ses prés verdoyants et ses ruisseaux. Le rythme obsédant est repris uniquement au marteaux : le monde souterrain est un enfer industriel dans lequel les Nibelungen sont réduits en esclavage.

Le premier échange entre Alberich et son frère Mime permet de montrer la veulerie pleurnicharde de ce nouveau personnage, et surtout d'introduire l'un des thèmes les plus saisissants du Ring : mystérieux, lointain, profondément maléfique, il est associé au Tarnhelm, masque permettant de prendre n'importe quelle apparence, et dont l'importance conceptuelle ne sera dévoilée que dans le Crépuscule. Alors qu'Alberich part essayer son nouveau jouet, le thème du feu nous indique l'arrivée des dieux (et surtout de la prééminence de Loge dans le reste de la scène). L'échange avec Mime permet de creuser quelque peu ce personnage que l'on retrouvera, à l'identique, dans Siegfried : geignard certes, intriguant et au fond pas meilleur que son frère ; on ne peut cependant s'empêcher de le plaindre lors de son évocation du temps, antérieur au forfait d'Alberich, où son peuple vivait heureux et insouciant. Dans le Ring, aucun personnage n'est totalement noir.

L'arrivée d'Alberich est terrifiante. Sur le rythme des Nibelungen, dans un crescendo qui traduit le sentiment de l'approche foule apeurée, on l'entend, voix démoniaque, houspiller, injurier, frapper. Mais pire que tout, voici le silence qui se fait : avec le thème de la plainte, Alberich, lentement, sûr de sa force, menace son peuple, qui se disperse en hurlant. L'image est si forte que dans toute la suite du Ring, la thématique rythme/plainte projettera toujours dans notre esprit la vision du gnome tyrannique à la tête de son armée d'esclaves.

Ce malaise est renforcé par l'échange qui suit entre Alberich et les dieux. Wotan, en écho à l'Alberich de la première scène, ne comprend pas à quoi peut servir l'or que les Nibelungen entassent pour leur chef. Sur un nouveau thème, la menace, Alberich s'enivre d'un délire mégalomaniaque de puissance absolue, qui le caractérisera toujours désormais. Mais Loge le rusé, pousse le nain à lui démontrer les pouvoirs du Tarnhelm. Une première utilisation permet d'introduire le thème du dragon, qui sera par la suite associé à Fafner lorsqu'il aura pris cette forme. Comme dans un conte de fées, la deuxième transformation, en crapaud, permet une capture facile du nain. Les dieux quittent le Nibelheim avec leur prisonnier, dans une transition orchestrale miroir de la précédente, toujours sinistre mais traduisant aussi  le sentiment de soulagement éprouvé en quittant cet enfer.

Scène 4

La dernière scène est la plus longue et le moins dramatiquement unifiée (comme le sera le Crépuscule). Elle commence par le paiement de la rançon d'Alberich. Avec une logique perverse, les dieux demanderont d'abord l'or, puis le Tarnhelm, et enfin ce qui a permis de les obtenir, à savoir l'anneau. La montée de l'or permet de renouer avec le climat oppressant de la scène précédente : sur le thème de la menace, la voix terrifiante d'Alberich commande et commente l'entassement du trésor par son peuple. En revanche, l'anneau fait à ce point partie d'Alberich qu'il refuse de s'en séparer, fut-ce au prix de sa vie. Ce comportement aurait dû faire réfléchir Wotan ; mais le dieu aveuglé par la cupidité et l'ambition s'empare du talisman.

L'ironie d'Alberich après sa libération est terrible. Elle conduit au premier énoncé, exceptionnellement a capella, du thème le plus fixe de toute la Tétralogie : la malédiction de l'anneau. Musique terrifiante dans son dépouillement déclamatoire, hallucinée, qui conduira désormais le drame jusqu'à sa conclusion. Il faut ici pour Alberich une voix noire et prophétique, ivre de haine et de folie sanguinaire.

Encore aveuglé par la contemplation de son trophée, retrouvant l'insouciance de son réveil, Wotan ne s'émeut guère et laisse Alberich s'en aller. Il peut maintenant procéder au paiement des géants, qui viennent d'arriver avec leur otage. Ce nouvel entassement de l'or, cette fois autour de Freia, se traduit musicalement par un entassement des motifs déjà entendus. La symphonie prend une ampleur démesurée, anticipant sur les développements des trois journées à venir, et sublimant l'opération sordide montrée sur la scène. Comme pour le dépouillement d'Alberich, après l'or le Tarnhelm est réclamé et obtenu, puis, avec la même perversité, vient le tour de l'anneau. Comme précédemment, et avec les mêmes mots que le nain, Wotan refuse, et préfère garder l'anneau plutôt que l'amour que symbolise Freia.

Soudain, l'arrivée d'Erda met fin au tumulte avec une musique d'une sérénité et d'une majesté propre à l'éternité (l'arrivée de Brünnhilde à la fin du Crépuscule procurera le même sentiment de paix irréelle). Dans une thématique lente et solennelle, qui déploie des arches immenses immanquablement associées au sacré, la déesse avertit Wotan de la venue du Crépuscule des Dieux (rendu inéluctable par la malédiction), et de la nécessité de se séparer de l'anneau.

Pour la première fois, Wotan est bouleversé. Il entame ici son cheminement vers la sagesse et le renoncement. Pour l'heure, il faut que Fricka et Froh l'empêchent de retenir la déesse (il partira à sa recherche dans le temps qui s'écoule entre l'Or et la Walkyrie). On notera que Wotan est le seul personnage du Ring à renoncer à l'anneau de son plein gré (même s'il a fallu insister) : dans ce monde primitif et immuable, la volonté fait son apparition et s'affranchit du savoir éternel.

Aussitôt donné, l'anneau provoque son premier meurtre : après une brève dispute entre les deux frères (habilement attisée par Loge), Fafner tue Fasolt. Le thème de la malédiction retentit alors, dans sa présentation instrumentale qui sera toujours la sienne : à nue, sur un trémolo dans le grave, les trombones s'élèvent, menaçants. La malédiction est littéralement coulée dans le bronze, aride comme un roc.

L'angoisse de Wotan à cette vue contraste avec l'insouciance qui était la sienne avant la venue d'Erda, et qui nous est rappelée par le comportement de Donner et de Froh. Leur invocation du tonnerre et de l'arc-en-ciel permet cependant de détendre quelque peu cette atmosphère oppressante. C'est une musique magnifique et chatoyante, s'élevant peu à peu à mesure que la forteresse apparaît dans toute sa majesté, que la brume se dissipe, et l'angoisse de Wotan aussi : car le dieu vient de concevoir un dessein. Fortissimo, étincelant, un nouveau thème surgit aux cuivres. Son association avec l'épée ne sera effective qu'à partir de la Walkyrie, pour l'heure il permet à Wotan de retrouver la sérénité et de baptiser sa forteresse.

La musique conclut l'œuvre en accompagnant l'entrée des dieux dans la Walhalla : musique d'une incomparable majesté, faite d'empilement de motifs et de textures instrumentales. Pourtant, les railleries de Loge et les plaintes des Filles du Rhin rappellent sur quelle duperie tout cela est fondé.


La Walkyrie

Combien de temps s'est-il écoulé depuis l'Or du Rhin ? Un temps indéterminé, millénaire peut-être, le temps infini du sommeil de Fafner, le temps pour les hommes d'apparaître et de s'organiser, selon la volonté de Wotan, en clans hostiles les uns et autres et soumis à la loi des dieux, et le temps pour Wotan lui-même de trouver et séduire Erda : mais pas le temps de comprendre son message. Le temps pour le dieu de procréer sur la terre.

La première journée du Ring est la plus célèbre, peut-être à juste titre. C'est le moment des passions déchirées, spontanées et incandescentes, mais réprimées par les forces des contrats mis en place dans l'Or du Rhin. Mais c'est aussi le moment de la révolte pour un futur meilleur, révolte pas totalement inspirée par Wotan : l'amour des Wälsungen a-t-il été prévu, voire même souhaité, par le dieu ? Et qu'en est-il pour Siegfried ? La question reste ouverte. Surtout, c'est le moment où deux personnages essentiels du Ring entament leur voyage spirituel : Wotan s'engage dans la douleur vers la sagesse, Brünnhilde s'émancipe et renonce à la divinité.

Acte I

Le premier acte est un modèle de dramaturgie. Au-delà du triangle amoureux classique : un homme un femme, une rencontre. Leur gémellité ajoute à leur amour la marque de la révolte contre les lois du monde.  Musicalement, on y trouve un condensé du génie wagnérien : une riche mélodie d'orchestre qui dit ce que la scène préfère encore taire, un récit idéalement imbriqué à l'action, un duo d'amour enflammé et s'accélérant à la conclusion, pour culminer avec la conquête de l'épée.

Le prélude est une tempête fantastique. Les cordes graves, âpres, imposent un climat farouche rien que par le timbre. Ce n'est certes pas là un phénomène naturel : le marteau de Donner retentit, tout l'orchestre semble fuir devant lui, et projeter sur scène un homme pourchassé dont on ignore encore le nom, Siegmund.

Scène 1

Cette scène est celle de la rencontre et de la naissance de l'amour. C'est une pure merveille. Peu de mots sont prononcés, et ils sont pratiquement insignifiants : mais Siegmund et Sieglinde échangent des regards lourds de sens. Surtout, ces regards sont traduits par des interludes à l'orchestre, qui disent tout. L'orchestration privilégie le violoncelle, instrument de l'âme par excellence. Des thèmes naissent, hésitent, tentent de s'épanouir mais restent encore dans la retenue (parfois nommés compassion, amour et malheur des Wälsungen). Ces thèmes disent que ces deux êtres malheureux sentent en eux monter un sentiment inconnu et qu'ils n'osent reconnaître, tant ils se savent peu faits pour lui : le bonheur. Mais ces thèmes disent aussi, par leur dessin dépressif : ces deux êtres sont des perdants, leur amour ne pourra être que fugitif et tragique. Ils ne savent encore qui ils sont. Mais, en retenant Siegmund qui voulait s'en aller, Sieglinde laisse échapper un premier élan de passion, qui est aussi le commencement de sa révolte.

Scène 2

Hunding apparaît. Sa rudesse et sa violence sont caractérisées par son thème, sans grâce, très proche de celui des géant dans l'Or du Rhin, mais sans son côté pataud. La voix de basse, et ses premières répliquent pleines de morgue,  achèvent le portrait d'une brute, pourtant non dépourvu de subtilité : le premier il remarque à part lui la ressemblance entre Siegmund et sa femme. Il demande à son hôte de raconter son histoire. Après une hésitation, Siegmund commence son récit.

Il refuse de se nommer, et choisit le patronyme significatif de "voué au malheur". L'histoire de son enfance est triste en effet : très vite, sa mère (dont on ignorera toujours tout) a été tuée, et sa sœur jumelle, dont c'est la première mention, enlevée par ses ennemis. L'orchestre nous dit que Hunding et son clan en sont responsables : on pressent déjà que le récit n'est pas simplement informatif, mais qu'il vire à la confrontation entre les deux hommes. On apprend aussi l'attachement de Siegmund pour son père, qui l'a formé à la vie de proscrit. Pourtant, quand il le perd, il ignore encore qui il est (plus tard il le nommera seulement Wälse), ce que l'orchestre nous dit : le thème de Walhalla est sans ambigüité, magnifique dans ce contexte, comme l'entrevue du ciel dans les ténèbres. Le chant de Siegmund, déjà très beau, devient plus poignant encore, et toujours d'une grande noblesse quand il décrit sa profonde solitude, son incompréhension des usages, mais aussi la générosité de son caractère. Son récit s'approche du temps présent, et semble s'accélérer. Bientôt, son destin va le rattraper. Il a pris la défense d'une jeune fille qu'on voulait marier de force (on notera l'intéressante proximité avec le destin de Sieglinde). Il a été battu et contraint à la fuite par les alliés de la famille de la jeune fille, les thèmes nous disent encore qu'il s'agit de Hunding : et effectivement, celui-ci, voyant que celui qu'il recherchait est venu se réfugier chez lui, le provoque en duel pour le lendemain. D'un ton féroce, il ordonne à sa femme de lui préparer sa boisson du soir, et d'aller l'attendre pour la nuit.

Sa révolte, et la complicité qui l'unit à Siegmund, en l'absence de tout échange verbal, sont formulées encore une fois par l'orchestre. Sur un dernier défi, Hunding sort de la pièce, à la suite de sa femme.


Scène 3

Siegmund est seul dans l'obscurité. Sa colère gronde, l'orchestre gonfle : ce n'est pas là un fugitif ordinaire, mais le fils d'un dieu. Son désespoir, nourri par l'amour qu'il a conçu, et qu'il avoue ici, envers Sieglinde, culmine vers un double cri à son père (un morceau de bravoure pour le ténor) qui lui a "promis une épée trouvée dans la mire détresse".

Et c'est le miracle : le thème de l'épée retentit, avec une clarté de cristal (plus exactement, il s'agit du thème lancé par Wotan à la fin de l'Or du Rhin, et dont on comprend à présent la signification). On notera la proximité de ce thème avec toute la thématique associée aux Wälsungen (Siegfried compris), mais aussi avec la malédiction. Grande merveille que la découverte de l'épée plantée dans l'arbre ! Le chant du ténor se fait large, s'abandonne au belcanto, l'orchestre lui met sous la voix un tapis d'une extrême poésie, dans lequel le thème de l'épée, progressivement adouci, passe de pupitre en pupitre. Car le chant s'éteint peu à peu avec le feu de la cheminée : décidément, l'espoir ne dure pas longtemps.

Sieglinde arrive après avoir drogué Hunding. Son récit nous apprend l'origine de l'épée, et l'orchestre nous dit qui l'a plantée là (Wotan). Il nous fait part surtout de la profonde détresse de cette femme, et de son exaltation à l'idée que Siegmund pourrait être le héros auquel l'arme est destinée, et auquel elle s'abandonnerait. Les sentiments d'amour, tus à la première scène, peuvent enfin commencer à s'exprimer. L'hymne au printemps qu'entonne Siegmund mérite bien sa renommée : un texte magnifique (il semble ici que Siegmund ait reconnu sa sœur), une musique aux phrases amples et généreuses, un élan irrésistible qui répond à l'appel de la nature, loin de cette maison, de l'artifice qui a fait de Sieglinde la femme de Hunding. Le duo s'anime peu à peu, l'orchestre surabonde de beauté tandis que Siegmund et Sieglinde se reconnaissent, se nomment, et proclament la noblesse de Wälse. Qu'il est poignant d'entendre ce couple de désespérés naître à l'espoir et au bonheur ! Il est pourtant condamné : lorsque Siegmund prend l'épée, après l'avoir baptisée Notung dans une admirable progression orchestrale, c'est sur le thème du renoncement à l'amour donné par les Filles du Rhin dans la première scène de l'Or. Pour l'heure cependant, c'est pour le héros le moment de la conquête de Sieglinde et, croît-il, de la victoire sur son destin, avec une péroraison exaltée et héroïque.

Acte II

Le deuxième acte est le plus long de l'opéra. De prime abord, l'enchaînement de ses cinq scènes semble présenter une structure dramatique plus lâche que le premier acte. Pourtant, tout est calculé en vue de l'événement annoncé par Hunding : le combat avec Siegmund, longuement préparé, attendu, et en lui-même très bref. Cette progression se combine avec deux points culminants, qui correspondent chacun à une rupture décisive dans l'évolution des deux personnages qui ouvrent l'acte : pour Wotan l'aspiration à la fin, pour sa fille Brünnhilde la désobéissance, et, par là, l'accession à la féminité qui sera annoncée dans le troisième acte.

Scène 1

Le prélude nous ramène de suite à la réalité, quelque peu oubliée dans la transe du final du premier acte : cela va très mal. Les thèmes du duo d'amour sont là, mais hurlés aux cuivres, fracassés les uns sur les autres dans un tempo affolé. Il nous semble voir le couple lancé dans une fuite éperdue à travers la forêt, perdre haleine, s'accrocher aux branches, gibier pourchassé dans une gigantesque chasse à l'homme. Le mouvement se sature, les cellules rythmiques s'empilent les unes sur les autres, pour aboutir au thème le plus célèbre du Ring, celui de la chevauchée des walkyries, associé pour l'heure au nouveau personnage qui surgit sur la scène : Brünnhilde.

Celle-ci se montre très juvénile (voire gamine) pour cette première et brève apparition : après les ordres clairs de Wotan sur la victoire à donner à Siegmund, elle répond par ses célèbres cris, et abandonne son père face à Fricka. Le dieu est encore très proche de ce qu'il était à la fin de l'Or du Rhin : ambitieux, truqueur, de mauvaise foi. Il s'enivre de ses plans grandioses, dont il dévoile une partie. Mais, pas plus que lors de sa première confrontation avec son épouse, dans la deuxième scène de l'Or, il n'arrive à se défendre longtemps contre la froide logique de son accusatrice, d'autant que Loge n'est plus là pour l'aider. Siegmund s'est révolté contre la loi divine, mais après avoir été longtemps préparé à cela, puis poussé, par un dieu. Wotan se renfrogne, battu (ce que la musique traduit par un thème lugubre, dérivé de celui de la lance). Siegmund devra mourir. Ecoutez comment d'une phrase, lorsque durant l'affrontement on entend Brünnhilde se préparer, Wagner humanise Wotan : ce que Fricka exige est dur, non seulement pour ses plans, mais aussi parce qu'il aime son fils terrestre.

Scène 2

Après le départ de Fricka, l'orchestre s'abandonne, comme Wotan, à la rumination. Il rappelle aussi, avec le thème de la malédiction, que le destin de Siegmund était scellé dès l'origine, et non pas par l'intervention de Fricka. Le dieu voit simplement ses combinaisons rattrapées par ses pactes, ce qui se traduit par un jaillissement de fureur. Brünnhilde, fille aimante, le pousse à se confier. La musique se raréfie, frôle l'arrêt, nous sommes au seuil d'un moment décisif.

Décisif pour l'action, le récit de Wotan l'est assurément : le dieu y rappelle l'action passée, avant, pendant, après l'Or du Rhin, constate amèrement son échec, prédit l'avenir avec l'arrivée prochaine de Hagen, le tout dans une perspective dynamique des évènements, de l'origine du monde à sa fin. Seule l'immolation de Brünnhilde, à la toute de fin du Ring dévoilera une vision de plus grande ampleur. Surtout, le dieu manipulateur et peu recommandable est ici oublié. Pour la première fois, Wotan est vraiment le dieu des dieux, omniscient, écrasé par les responsabilités, mais encore ivre de pouvoir : car son renoncement au monde, proclamé dans un état proche de la démence, n'implique pas un renoncement à son autorité, du moins pour l'immédiat : sa colère condamne Siegmund, comme elle condamnera Brünnhilde dans l'acte suivant, mais rendra ainsi possible l'arrivée de l'être libre et la fin auxquelles il aspire, sans pouvoir les mettre en œuvre lui-même. Enfin, on notera que si Brünnhilde ne s'autorise que de rares et brèves interventions, elles dénotent chez elle les premiers pas d'une émancipation vers la sagesse humaine (aucun contrat ne justifie de sacrifier ceux qu'on aime), et le début d'une révolte contre les ordres du père, pour son bien.

Surtout, le récit de Wotan est dramatiquement et musicalement, un des sommets du Ring. Ecoutez le début, saisissant d'intensité, alors que la voix est presque éteinte, et que des profondeurs de l'orchestre sourdent des thèmes sinistres :  on se croirait au confessionnal, entendre un souverain chuchoter des crimes abominables commis au nom de la raison d'état. Le chant s'élève peu à peu. Le thème de la chevauchée des Walkyrie se pare d'une profonde tristesse, en y révélant la duperie sous-jacente au destin des humains (poussés à se battre entre eux pour fournir à Wotan ses guerriers). Le rappel des trames d'Alberich plonge dans la terreur. On voit le Nibelung s'approcher avec ses légions, on entend Wotan s'enfoncer dans une angoisse qui tourne au délire et à la tentation mégalomane d'entraîner le monde dans la ruine avec lui. "La fin", hurle-t-il. L'enchaînement est saisissant : "la fin" est répétée en murmure, par la douleur Wotan est devenu capable d'une prophétie, qu'il énonce avec une noirceur sans nom, la venue du fils d'Alberich. Au somment de son déchirement, le dieu lui lègue le monde, dans une délire qui le rapproche de cet autre grand solitaire du pouvoir, rongé par l'angoisse, qu'est Boris Godounov. Ecoutez comment, à cet instant, le thème du Walhalla est transformé : on le croirait associé au Nibelungen et à leur travail de défiguration, selon un processus de "pourrissement" des thèmes qui trouvera son apogée lors du Crépuscule des Dieux. Dans un dernier accès de rage avant de prendre la fuite, Wotan ordonne sans appel à sa fille de travailler à la mort de Siegmund.

Ce récit est un condensé du chant wagnérien : amplitude énorme, du murmuré intense à l'éclat soutenu par tout l'orchestre, profondeur et évolution psychologique, ampleur littéralement cosmique de la vision. Il faut là un interprète de toute première force, mieux, une incarnation. Hans Hotter y demeure inégalé.

Brünnhilde se retire au fond de la scène, après une brève déploration qui traduit déjà une considérable évolution depuis son entrée turbulente au début de l'acte.

Scène 3

En quelques mesures, on retourne à la musique du prélude, dont le sentiment de terreur culmine alors que les jumeaux surgissent sur la scène, Sieglinde précédant Siegmund. Il veut l'arrêter dans sa fuite : mais elle n'échappe pas seulement à Hunding, elle veut aussi éloigner son frère de la honte qu'elle ressent, d'avoir obéi à un homme sans amour. Ses "Hinweg" frisent une démence riche d'une lucidité surnaturelle : lorsque Siegmund veut la calmer, la rassurer, en lui montrant son épée, elle ne l'entend plus, elle semble avoir pris conscience du poids des pactes, de Fricka, qui ont obligé Wotan à choisir Hunding comme vainqueur. 

"Ecoute, les trompes ! Entends-tu l'appel ?" Comme saisie de transe, Sieglinde perd la conscience du monde qui l'entoure directement. L'orchestre se fait l'image de sa vision d'horreur, qui apparaît ainsi atrocement réelle. Ecoutez comment Hunding se réveille, comment sa trompe sonne, délirante, comment le chasseur et sa meute approchent, avec une allure anormalement rapide comme dans un cauchemar. Une mort horrible attend Siegmund, elle en devient palpable. Egarée aux portes de la folie, Sieglinde cherche son frère, ne le voit plus (et de fait, elle ne le verra plus), s'évanouit.

Scène 4

Une paix surnaturelle nous envahit au seuil de cette scène, connue comme "l'annonce de la mort", d'une manière assez comparable à l'entrée d'Erda dans l'Or du Rhin. A mesure que la walkyrie s'approche, deux thèmes naissent, d'une beauté poignante, solennelle et lugubre, qui joueront un grand rôle dans toute la suite du Ring, le plus souvent dans l'association de cette première présentation : sort et mort.

La voix de Brünnhilde est glaciale. Est-ce pour traduire que, pour la première fois dans le Ring, un humain voit une divinité ? Ou parce que la mission est amère pour Brünnhilde, contrainte d'annoncer sa condamnation à son demi-frère ? Toujours est-il que Siegmund ne semble pas bouleversé par l'annonce de sa mort prochaine, mais plutôt résigné. Après tout, sa vie n'a été qu'une suite de malheurs, la joie de l'amour n'a duré qu'une nuit, et pas davantage une espérance si nouvelle pour lui.

S'ensuivent trois questions sur sa future existence au Walhalla, posées dans un ordre précis  (qui entoure le père des élus ? trouverai-je mon père ? une femme y fera-t-elle ma joie ?) qui souligne le caractère ritualisé de ce dialogue, musicalement d'une infinie beauté funèbre. L'ordre choisi est aussi dynamique, car la dernière question conduit à la rupture de l'équilibre instauré (les questions entre le Voyageur et Mime dans Siegfried obéiront à la même logique). Siegmund ne se satisfait pas en effet de la réponse de Brünnhilde et précise sa question : Sieglinde l'accompagnera-t-elle ? La réponse est négative, et le dialogue se crispe (le thème de la mort est fortement contracté à l'orchestre, selon un scansion qu'on retrouvera dans le Crépuscule) et tourne à la confrontation. 

Siegmund ne pouvant ignorer la mort que lui a annoncé la walkyrie, et vite détrompé sur l'invincibilité qu'il pensait avoir acquise avec l'épée, sombre dans le désespoir, refusant le Walhalla. Il n'y plus de dialogue, Siegmund veut tuer Sieglinde et n'entend pas la walkyrie qui, de plus en plus touchée par la détresse du héros, lui annonce que cette dernière est enceinte. Puis, bouleversée, elle cède finalement à ses sentiments, quitte à désobéir à son père. C'est l'apogée musicale et dramatique de la scène, qui justifie le titre donné à l'opéra : la transgression de Brünnhilde, qui complète celle des jumeaux, est fondatrice de toute la suite du Ring, et de la possibilité de mettre fin à la malédiction. De nouveau radieuse, Brünnhilde annonce joyeusement à Siegmund sa victoire sur Hunding, dont on entend l'arrivée. Elle se retire.

Scène 5

Le monologue de Siegmund, contemplant le sommeil de Sieglinde, est bouleversant. Il croit ne la quitter que pour un instant, nous savons qu'il va vers la mort. Il n'y a donc pas vraiment d'adieu. La profonde duperie de l'existence de Siegmund est soulignée une dernière fois. Conçu et éduqué pour un objectif précis qu'il n'a jamais connu, manipulé par des enjeux cosmiques qui le dépassent, il s'avance vers son dernier combat avec l'assurance, tragiquement infondée, de la victoire.

Sieglinde sort de sa torpeur aussitôt son départ. Encore en songe, elle délivre une nouvelle vision, du passé cette fois, qui fait pièce au récit de Siegmund au premier acte, le pillage de la maison de son enfance par le clan de Hunding. La musique démarre par une curieuse citation de la Faust-symphonie de Liszt (sans connexion évidente avec la thématique de l'opéra), s'élève peu à peu, culmine lorsque Sieglinde, toujours dans son rêve, appelle Siegmund à l'aide. Elle se réveille alors tout à fait, et voit le combat se mettre en place, d'autant plus terrifiant qu'il correspond à la vision qu'elle en avait eu.

Point de convergence de toutes les tensions de l'acte, le combat est en lui-même extrêmement bref. La protection de Brünnhilde est vaine : Wotan intervient lui-même. L'épée se brise sur la lance des traités. La révolte n'a pas encore brisé l'ordre ancien, symbolisé par Fricka, et dont Wotan se montre le garant. Instant terrible que celui où Siegmund voit soudain tous ses espoirs s'effondrer, en même temps que la lance de Hunding le transperce... Brünnhilde prend la fuite avec Sieglinde, elle a la présence d'esprit (importante pour la suite) d'emporter avec elle les morceaux de l'épée.

Wotan contemple douloureusement le cadavre de son fils, tandis que la musique se fige. Le mépris avec lequel il s'adresse à Hunding est infini. Un geste lui suffit pour le tuer. Mais la colère reprend le dessus, il ne peut admettre que sa fille lui ait désobéi. Dans un mouvement de tempête, il s'élance à sa poursuite.

Acte III

Scène 1

Et voici le morceau le plus célèbre de Wagner ! relativement peu utile dramatiquement, sinon pour insuffler encore, s'il en était besoin, le souffle puissant de l'épopée, et aussi peu subtil musicalement : mais d'une grande efficacité. Sur le thème de la chevauchée, repris inlassablement, les huit sœurs de Brünnhilde apparaissent l'une après l'autre, de tous les points de l'espace (l'impression d'être au milieu de la mêlée est saisissante), rient, crient.

Tout change à l'arrivée de Brünnhilde : le climat de la fin de l'acte précédent revient en force, un sentiment d'urgence envahit la scène, souligné par la menace de l'arrivée imminente de Wotan. Combien Brünnhilde apparaît seule ! Elle s'est déjà détachée de la troupe, qui n'est incapable de comprendre son cheminement.

Bien qu'il n'y ait sur scène que des voix féminines, le réveil de Sieglinde est saisissant de contraste, tant son chant exhale une torpeur mortifère, avec un ton absent qui était celui de ses dernières visions. Mais la révélation de sa grossesse la transporte brutalement dans l'exaltation, alors que l'approche de Wotan se précise. Brünnhilde protégera sa fuite. En quelques mesures, la description par les sœurs du chemin de la forêt résume l'Or du Rhin, et installe déjà tout le décor des deux premiers actes de Siegfried : le thème du l'or, celui de l'anneau du dragon, passent, fantomatiques, propulsés par la tempête de Wotan. Il reste encore à la Walkyrie à baptiser l'enfant à venir : ce qu'elle fait, en lançant son thème, ample et généreux, dérivé de celui de son père dont il se rapproche par son héroïsme, mais dont il se démarque par son élan irrésistible et joyeux (on peut aussi lui trouver une ressemblance étrange avec le thème de la malédiction). Dans sa réponse extatique, Sieglinde, dont c'est la dernière intervention, lance à son tour un nouveau thème. Pompeusement qualifié de "rédemption par l'amour", en tout cas sublime, il ne sera plus utilisé avant la toute fin du Ring. Il n'est rattaché à rien de particulier, soulignant par ce fait même tout ce que l'amour interdit des Wälsungen ont rendu possible : un avenir indéfini, non prédictible, insoumis aux pactes, et donc l'espoir de quelque chose de radicalement différent, quoiqu'inexprimé et sans doute inexprimable. Et peut-être la possibilité de dépasser la malédiction ?

Scène 2

Wotan arrive, tonnant de colère, pour une scène de transition à grand spectacle. On notera pourtant déjà la tristesse du dieu lorsqu'il chante tout ce que sa fille ne fera plus : un déploration, sur le thème de la mort. En un certain sens, c'est bien de cela qu'il s'agit : Brünnhilde est condamnée à être plongée dans le sommeil, pour devenir la femme de l'homme qui la réveillera. Ce poncif de conte fée, présenté par Wotan sous son jour le plus sordide, effraie les sœurs, et c'était bien le but du dieu : éviter que la rébellion se propage, et surtout, chasser ces filles caquetantes pour se retrouver seul à seule, une dernière fois, avec l'unique fille qui ait compris son cœur.

Scène 3

La scène conclusive de la première journée est un grand duo entre le père et sa fille, auquel répondra, lors de la journée suivante, le grand duo d'amour avec Siegfried. D'emblée, c'est elle qui mène le jeu. Son chant, au début de la scène, est d'une beauté absolue. Il naît d'une texture orchestrale saturée d'un nouveau thème (dit annonce d'une nouvelle vie), dont la parenté avec le thème légué par Sieglinde est évidente : comme lui, il est splendidement indéfini, comme lui il est la promesse de quelque chose de nouveau, d'indescriptible, c'est l'aurore d'un monde renouvelé. La sanction de Wotan apparaît à la fois comme la conséquence des actes de Brünnhilde, mais aussi comme une chance voulue par elle. Brünnhilde n'a aucune peine à montrer qu'elle n'a jamais cessé d'aimer son père et de faire ce qu'il désirait, fût-ce en lui désobéissant : en cela, elle constitue bien l'"ennemi amical" décrit par Wotan lors de son récit à l'acte précédent. Ce dernier, malgré des accès paranoïaques (il semble ne même pas entendre que Sieglinde vit encore et attend un enfant, ou peut-être ne veut-il pas l'entendre pour ne pas attirer la malédiction sur son petit-fils), est de plus en plus malheureux, pourtant il doit punir. Mais c'est lui-même qu'il punira, en renonçant définitivement à l'amour et au pouvoir. Sa fille lui communique sa vision d'un feu protecteur (le thème de Loge réapparaît ici avec une force indomptable), dans lequel le dieu voit peut-être déjà sa fin. L'extase le transporte dans un crescendo magnifique après lequel il pourra enfin laisser libre cours à ses sentiments.

Les Adieux de Wotan sont, avec l'Immolation de Brünnhilde, la grande page lyrique du Ring, d'une beauté et d'une grandeur insoutenables. La première partie est d'une passion ardente, soutenue par un orchestre en fusion. C'est dans un transport de fierté, de joie et de tristesse mêlés que le dieu accorde à sa fille ce qu'elle demande : un feu nuptial, et, par là, le seul homme digne d'elle.  L'orchestre proclame de qui il s'agit : Siegfried. Mais quelle tristesse de Wotan devant le constat de son absence de liberté ! La musique peu à peu s'apaise, le beau thème du sommeil de Brünnhilde envahit l'espace sonore. Et de lui, naît un nouveau thème, d'une immense beauté, qui marquera le dieu pour toujours. Plus de grandiloquence ici, mais un adieu bouleversant de tendresse, l'immensité de la voix du dieu se projette dans l'intimité du père terrassé de douleur et qui retient ses sanglots. Le decrescendo, soigneusement dosé, culmine avec le baiser du sommeil : Brünnhilde s'endort, emportant avec elle l'amour du dieu. Plus de mots pendant un instant : seule la musique peut à ce stade continuer dans cette douleur divine.

Par un brutal rappel du thème de la lance, Wotan redevient alors, plus complètement qu'il ne l'a jamais été, le dieu tout puissant. D'un geste impérieux, il convoque Loge et l'enchaîne au rocher. C'est merveille que d'entendre ce feu pétillant et surnaturel sauter de rocher en rocher, jusqu'à faire cercle autour de la belle endormie. On dit que Wagner a écrit là plus de notes qu'il est possible d'en jouer.  Sur un décor sonore de flammes, le thème du sommeil de Brünnhilde irradie, et se marie, à travers la voix gigantesque de Wotan, au thème de Siegfried, pour des noces symboliques. Il est impossible de ne pas être bouleversé jusqu'au fond de l'âme par la grandeur de cette vision, dans laquelle tous les sentiments, et toutes les lignes de l'orchestre, concourent et se renforcent mutuellement. On en reste terrassé, écrasé, stupéfait de tant de beauté. Peu à peu, alors que Wotan quitte la scène, la symphonie s'apaise, ne laissant subsister qu'un feu scintillant et léger.

Le feu magique, Bayreuth 1955

Siegfried

Entre les tourbillons de passion de la Walkyrie et la noirceur du Crépuscule, la deuxième journée est la parenthèse heureuse du Ring, celle où souffle l'air frais et vivifiant de la jeunesse. Malgré une genèse très tourmentée, c'est le plus équilibré volet de l'œuvre, et peut-être le plus beau. Le tissu orchestral atteint son plus grand raffinement, avec une palette de couleurs et de nuances d'une incroyable finesse. Certes le monde est miné par les pactes ; certes il va disparaître. Mais ce monde est merveilleux, et tout l'opéra en chante la beauté. Car ce monde est vu par Siegfried, un adolescent impulsif et violent, dont l'inconscience mènera au drame, mais surtout terriblement attachant.


Acte I

C'est le pendant de l'acte I de la Walkyrie quant à la structure (trois personnages, dont l'un apparaît seulement dans la deuxième scène), mais surtout quant à l'objectif dramatique : la conquête de l'épée, qui se double ici d'un questionnement sur les origines.

Scène 1

Le prélude est un petit poème symphonique, descriptif non seulement du lieu (la caverne sombre, comme le sont les timbres de l'orchestre), mais surtout des pensées du personnage qui sera en scène durant tout l'acte : Mime. Le début, dans les profondeurs de l'orchestre, suspendu, incertain, rappelle par ce côté le début de l'Or : incontestablement, nous sommes entrés dans une deuxième phase du cycle dont ce prélude constitue le point de départ. Pourtant, il n'offre aucun motif nouveau : Mime est certes un artisan très compétent, mais il n'a jamais eu le souffle créateur, ni pour concevoir le Tarnhelm (qu'il n'a fabriqué que suivant les instructions de son frère), ni pour reforger l'épée de Wotan. Voilà d'abord un motif, attaché au nain lors de son apparition dans l'Or, sans aucune énergie : une pure rumination. Mais le rythme des Nibelungen apparaît : il entraîne, comme une association obsessionnelle, la musique déjà entendue dans la scène 4 de l'Or lors de la remontée du trésor, toute aussi effroyable. Elle débouche tout naturellement sur le thème de l'anneau, qui s'enroule autour de lui-même comme pour épouser le thème de Fafner le dragon, sans déboucher sur rien, sinon... sur le thème de l'épée. La séquence est assez proche de la fin de l'Or : trésor, anneau, et, pour résoudre le problème, l'arrivée de l'épée, à l'état d'idée dans l'Or, et ici assez virtuelle puisque brisée. Une vigoureuse progression orchestrale, toujours dans les timbres sombres de l'orchestre, accompagnés de coups d'enclumes, projettent Mime sur scène. Son court monologue ne fait finalement qu'illustrer le prélude : il faut reforger l'épée pour que Siegfried terrasse le dragon et récupère l'anneau pour Mime, mais celui-ci en est incapable : il tourne en rond. On admirera la puissance évocatrice de la partie centrale : en quelques mots, en quelques notes, la présence menaçante de Fafner prend corps.

Une fanfare lointaine, dérivée du thème de Siegfried que nous connaissons depuis le troisième acte de la Walkyrie, une voix de ténor aussi charnue et lumineuse que celle de Mime est revêche, et c'est une saisissante bourrasque d'air frais, de jeunesse insolente et éternelle qui fait irruption dans la caverne. D'emblée on aime ce garçon. Siegfried se montrera violent et impulsif, plus enclin à céder aux instincts de son cœur qu'à réfléchir, et même pervers envers Mime (insupportable certes, mais on ne peut s'empêcher totalement de le plaindre : le garçon lui en a fait voir !) mais toujours profondément attachant.

Dès son arrivée, Siegfried manifeste envers Mime son dégoût (ce qui nous vaut un joli exercice d'imitation de timbre de la part du ténor héroïque). Il est probable que cette démonstration est quotidienne, ainsi que la berceuse du nain, qui vire à la rengaine. Cette fois-ci, cependant, le jeune homme surmonte son instinct, il veut savoir pourquoi il revient, et d'où il vient. Comme son chant, naturellement si beau, sert une vision poétique et enfantine de la nature (qui anticipe bien sûr l'acte II, mais aussi l'Enchantement du Vendredi Saint de Parsifal) ! Les teintes de l'orchestre sont miraculeuses. Les mensonges grossiers du nain sont éventés, le Wälsung, comme sa mère avant lui, a vu son visage dans l'eau. Le nain doit dire ce qu'il sait.

Chaque opéra de Wagner a une couleur orchestrale spécifique, quoique difficile à définir exactement. Cela vaut aussi pour les volets du Ring, et nous avions pu déjà nous habituer à celle de Siegfried. Il n'est donc pas besoin des paroles de Mime, et même le rappel des thèmes des jumeaux ne fait qu'amplifier l'émotion que le seul retour des teintes de la Walkyrie a fait naître. En quelques mesures, toute l'étendue et toute la douleur, entre les deux journées sont dites.

Le nain est cependant retors. Siegfried ne parviendra pas à lui arracher le nom de son père. La découverte des morceaux de son épée le comble d'enthousiasme : que Mime la reforge ! Le héros repart comme il était venu, tel une tempête joyeuse. Et voilà le nain de nouveau seul, au même point qu'au début de l'acte.

Scène 2

Un thème d'une grande noblesse met fin aux pleurnicherie du nain. Dérivé du thème de Walhalla (mais sans sa puissance), rappelant aussi celui des Adieux, il nomme le nouvel arrivant malgré son déguisement. Symboliquement, Wotan n'apparaît plus sous son propre nom, mais sous celui de Voyageur. Le dieu jouisseur de l'Or a complètement disparu. Il a désormais renoncé à agir directement, il est le spectateur d'un monde qui lui échappe de son propre gré, et cela se traduit par un chant marmoréen, digne d'un prophète biblique. Y aurait-il aussi un hommage à Schubert (que lui-même et ses amis nommaient le Voyageur), et plus spécifiquement à celui du Voyage d'Hiver

Curieusement, le nain ne semble pas le reconnaître. Il ne peut cependant le chasser, et doit accepter de s'engager avec lui dans un jeu de questions rituelles très élaboré. Les trois questions de Mime nous renvoient à la cosmographie de l'Or du Rhin : un monde mythique, figé, préoccupé par le savoir éternel des choses passées. Les thèmes employés pour les réponses rappellent un monde révolu, ou sur le point de l'être, revus comme pour une dernière fois dans leur perspective immuable. L'intensité de la troisième réponse, sur les dieux et sur Wotan, est confondante. Le dieu y révèle toute sa puissance, comme jamais depuis le début du Ring. Mime le reconnaît certainement à présent.

C'est cependant à son tour de répondre. Quelle différence dans le choix des questions ! Elles partent des événements récents, pour conduire vers le futur et vers l'action. Elles témoignent d'une vision dynamique, créatrice. Le nain en est bien incapable. Bien sûr, on retrouve la touche de sadisme rituel déjà vu lorsque Alberich avait dû se défaire d'abord de l'or, puis du Tarnhelm, et enfin de l'anneau. Mime répond sans difficulté aux premières questions (dévoilant ce qu'il a traîtreusement celé à Siegfried), faisant même à cette occasion passer le souffle de l'épopée, mais la dernière lui est fatale et le renvoie à son obsession : son incapacité à reforger l'épée. Le dieu lui révèle la solution, comme une condamnation : seul celui qui ignore la peur peut reforger l'épée, et il tuera Mime. Comme dans la fin de la Walkyrie, l'orchestre est saturé du thème de Siegfried, et Mime sait bien de qui il s'agit.

Scène 3

En tout cas, ce n'est pas lui ! La scène s'ouvre par un moment orchestral fabuleux. Il brûle littéralement de flammes crépitantes, dans une musique d'angoisse et de terreur, qui s'approche inexorablement et prend l'apparence du dragon. Tout se dissipe soudain au retour de Siegfried, mais le nain est réduit à un petit tas de chair tremblotante.

Il se ressaisit assez vite cependant. S'appuyant soi-disant sur les conseils de Sieglinde, il s'assure d'abord que le héros est bien celui que Wotan vient de lui décrire, et tâche de lui décrire la peur. Celle-ci cependant n'est pas représentée par la musique qui avait initié la scène, mais par une vision de Brünnhilde endormie au milieu des flammes, comme à l'acte III de la Walkyrie. Surtout, avec quelle poésie l'orchestre décrit-il ce que Siegfried ne verra qu'à l'acte III de cette journée !  Cette prophétie musicale (à l'effet et à l'intelligence remarquables) ne s'étant pas réalisée, Siegfried est bien celui qui peut reforger l'épée,et il s'y attelle immédiatement.

Siegfried, Bayreuth 1955

D'après les commentaires du nain, il s'y prend de façon fort peu orthodoxe, il est cependant vite clair qu'il réussira. On peut y voir la métaphore de la supériorité de la spontanéité du génie créateur sur l'académisme qui ne sait que reproduire, un thème aussi abordé dans les Maîtres Chanteurs. Il convient non pas de raccommoder les morceaux, mais des les réduire en morceaux, de les fondre, pour reforger à neuf. La démarche est doublement symbolique : de la nécessité d'effacer la brisure qui représentait la victoire du pacte du mariage sur l'union illégitime et incestueuse des parents, mais aussi de la création artistique, qui ne recoud pas ensemble les vieux morceaux, mais les fond les notes dont ils sont constitués pour en donner une combinaison inédite.

Tout le tissu orchestral s'anime et se densifie à mesure que Siegfried avance dans son travail. La fonte de l'acier est un moment d'anthologie, d'une difficulté redoutable pour le ténor (chanteur non exceptionnel s'abstenir). La forge semble avoir pris les dimensions d'un volcan d'où s'écoule un torrent de lave gigantesque, au-dessus duquel le héros, véritable démiurge, rit avec une poésie sauvage et primitive.La nécessité pratique de laisser le chanteur se reposer est exploitée avec une rare intelligence. Mime reprend ses cogitations, sur un rythme aussi étroit que celui de Siegfried est large,bientôt la superposition des deux crée un effet polyphonique (ou plutôt une superposition de lignes musicales sans aucun point commun) malhérien avant l'heure. Les coups de marteaux sont l'occasion d'un nouveau morceau de bravoure. Les deux protagonistes arrivent finalement au bout de leur peine : Siegfried a reforgé l'épée, Mime croit avoir trouvé le moyen de se débarrasser et du dragon et du Wälsung. Et c'est débordant de joie mauvaise qu'il voit le héros, ivre de puissance et de jubilation, dans une finale rutilant de couleurs, brandir son arme et en fendre l'enclume, avant, dans l'acte suivant, de fendre son propriétaire.

Acte II

Scène 1

Le prélude et la scène 1 sont construites exactement de la même manière que dans le premier acte : un prélude dominé par les timbres sombres de l'orchestre, le soliloque sans doute maintes fois répété d'un Nibelung, avec la même forme ternaire, l'arrivée d'un nouveau personnage, retour du soliloque après son départ. Seule différence, la présence, pour quelques répliques, d'un troisième personnage, mais hors scène (mais après tout, à l'acte I, il y avait aussi un ours).

Obscure est la nuit près de la grotte de Fafner, auprès de laquelle Alberich veille ! La dernière fois que nous avons entendu le thème des géants, c'était dans la réponse du Voyageur à la deuxième question du nain. Déjà il nous semblait venir d'un monde révolu depuis longtemps. Dans ce prélude il appartient encore au présent, mais étrangement altéré (de rien : l'intervalle de quarte devient une quarte augmentée, diabolus in musica), tandis que sourd dans les profondeurs le thème du dragon, et surtout la malédiction. C'est l'heure de payer. Le dragon mourra. Cette altération symbolise aussi le processus de décrépitude d'un monde, qui battra son plein dans le Crépuscule, où tous les thèmes seront pareillement rongés.

Alberich réapparaît pour la première fois depuis sa malédiction de l'anneau, dans une posture qui sera toujours la sienne : créature de la nuit, en éveil, mue par une obsession (l'anneau, la malédiction), figure éternelle de l'envie, pour qui rien ne change, terrifiante. Son monologue est terrifiant. Rien à voir avec son frère !

La rencontre avec Wotan souligne toute l'évolution du personnage. Alberich, comme dans la troisième scène de l'Or, reprend ses rêves de pouvoir, alors qu'il n'en a plus les moyens : cette musique ressasse les mêmes thèmes, sans offrir la moindre progression. Jadis, Wotan avait réagi avec violence : le voici calme, légèrement condescendant, il traite son rival comme un jeune fou, auquel il montre l'inutilité de ses efforts en réveillant lui-même le dragon. Passage impressionnant : dans cette scène de la nuit, la basse de Fafner réussit à noircir encore l'atmosphère. Toute la mesquinerie, le conservatisme, la bêtise du monstre est dans cette phrase : "Je possède et me vautre". Il est condamné. Wotan peut quitter la scène en délivrant un message de sagesse et de renoncement dont la musique anticipe étrangement sur celle de Parsifal. Alberich le voit partir, au son de la musique des Adieux, et retrouve sa stature effrayante d'éternité : "Celui qui sait monte la garde".

Scène 2

La musique du prélude sert ici d'interlude. Mais jaillit, avec un contraste admirable par tant de clarté après une scène aussi noire, le cor de Siegfried, sur le thème de la fonte de l'acier, suivi par les sautillements de Mime. L'évocation de la peur par ce dernier est sans effet, tout au plus renvoie-t-elle dans les réponses du jeune homme à la vision de Brünnhilde endormie qu'il aura au troisième acte. Il sait tirer de Mime les informations dont il a besoin : le dragon ne l'effraie décidément pas. Le nain n'a plus qu'à se retirer en pestant.

Aussitôt, une musique magnifique, souvent appelée les murmures de la forêt, jaillit des cordes de l'orchestre. Siegfried est seul, pour la première fois, pourtant cet instant magique est celui d'une rencontre, la rencontre avec la nature, la découverte de la beauté du monde. La figure de Mime est vite évacuée. Cette musique est d'une poésie splendide, le texte est également remarquable par sa si profonde naïveté lorsque s'exprime la douleur de n'avoir pas connu la mère, joint au désir de trouver une femme. Le thème de la nature, romantique par excellence, trouve là une illustration d'une fraîcheur matinale, avec juste une pointe de mélancolie, égale à celle des Scènes de la Forêt de Schumann. D'ailleurs, voici l'oiseau (pas encore) prophète ! Son thème est d'un charme fou, à son énoncé il semble que toute la forêt s'anime et se pare de teintes chatoyantes. Quand cette musique reviendra, dans le récit de Siegfried au troisième acte du Crépuscule, le simple souvenir de cette innocence de la nature nous mettra les larmes aux yeux. 

Les efforts enfantins de Siegfried pour entrer en communication avec l'oiseau ne conduisent pour l'heure à rien d'autre qu'à attirer Fafner hors de sa grotte. Après un bref échange de provocations, le combat s'engage, aussi court que celui entre Siegmund et Hunding, mais évidemment traité sur un ton triomphal et juvénile (littéralement un jeu d'enfant). Au moment de mourir, le dragon accède à la sagesse. Son court récit est poignant, mais sa démonstration si convaincante de la portée de la malédiction est inutile pour un Siegfried toujours inconscient. Il récupère son épée, le sang jaillit et lui brûle la main, qu'il porte à sa bouche...

Soudain, la forêt revient dans toute sa splendeur, et semble peuplée d'une infinité de voix scintillantes. Comment rendre par des mots ce que la musique évoque avec tant de poésie, la beauté littéralement surnaturelle du chant de l'oiseau ? Sur ses conseils, Siegfried entre dans la grotte à la recherche du Tarnhelm et de l'anneau.

Scène 3

Non, ce n'est pas du Berg ! Le vigoureux échange entre les deux frères est stupéfiant de modernisme drolatique (on frôle la musique de cartoon). Il tourne court lorsque Siegfried réapparaît : pour un court instant, c'est comme si le trésor avait retrouvé son innocence du début de l'Or du Rhin. L'oiseau intervient encore, et livre la clé de l'échange qui suit avec Mime, étonnant exercice de sous-titrage des véritables intentions du nain. Il se vautre pitoyablement dans toute son ignominie, on éprouve cependant, lorsque le héros le tue alors qu'il est sans défense, et qu'Alberich part du même rire qu'il avait eu après le vol de l'or, un sentiment de malaise : Siegfried a commencé sa possession de l'anneau par un meurtre, lui non plus n'échappera pas à la malédiction.

Après un instant de labeur pour Siegfried, de détente musicale aussi, il est temps de conclure l'acte et de se projeter vers le suivant. L'oiseau est encore le guide de l'action. On entend encore son chant merveilleux, pour la dernière fois, teinté d'une mélancolie subtile si schubertienne ("ma chanson charmante naît de la douleur"), que Siegfried, tout à sa joie d'apprendre l'existence de Brünnhilde, n'entend pas. L'acte s'achève dans un sentiment de bonheur enfantin, sautillant et léger.

Acte III

"Nous découvrons là, comme les Héllènes dans la vallée fumante de Delphes, le centre nerveux de la grande tragédie de l'univers. La fin du monde approche". C'est ainsi que Wagner parlait de son troisième acte. C'est celui de l'inversion des signes : brisure de la lance, triomphe apparent de l'amour, prise de possession par les humaines du monde abandonné par les dieux ; mais les derniers mots seront pour en appeler à la "mort radieuse".

Scène 1

Le prélude et le première scène sont écrites en ce sens : voici une tempête majestueuse et divine, d'une puissance cosmique, dont la musique présente des éléments qu'on réentendre lors de l'immolation de Brünnhilde à la fin du Ring. Il débouche sur une scène à la fois mythique et philosophique entre Wotan et Erda. On notera du point de vue de la structure générale de l'œuvre que cette scène et l'autre grande scène mythique qu'est le trio des Nornes au début du Crépuscule, encadrent la rencontre entre Siegfried et Brünnhilde. Par ailleurs, cette scène se veut aussi le pendant symétrique de la dernière rencontre sur scène entre Wotan et Erda, dans l'Or du Rhin : cette fois-ci c'est Wotan qui réveille Erda, c'est lui qui enseigne. L'ordre ancien et éternel et aboli : à présent est arrivé le règne de la volonté de Wotan ("ton savoir s'efface devant mon vouloir. Sais-tu ce que Wotan veut ?"), précisément parce ce que cette volonté est celle d'un renoncement au monde, qu'il lègue au couple humain qui va se former : c'est l'occasion de lancer un nouveau thème grandiose, de la la famille de celui proposé par Sieglinde durant l'acte III de la Walkyrie, avec le même sentiment vague d'ouverture indéfinie. On aura toutefois noté, quelques phrases auparavant, la tristesse profonde du dieu lorsque revient la musique des Adieux. Wotan achève ici sa trajectoire, il est pleinement le dieu des dieux au moment où il s'apprête à s'effacer définitivement de la scène et du monde. Son chant est d'une beauté bouleversante, notamment dans la phrase : "Vois ma fin dans ton rêve", qui cristallise tout le thème du sommeil qui parcourt l'œuvre entière.

Scène 2

Cette scène, la seule confrontation entre Wotan et sa progéniture terrestre (qui ne le reconnaît pas, c'est bien le signe que Siegfried est libre) est la confirmation de la précédente. L'échange tourne court : lorsque le dieu dévoile sa majesté, d'abord sereine (son discours sur son œil manquant, sur le thème du Walhalla, évidemment incompréhensible pour le jeune homme), terrifiante lorsqu'il se révèle maître des corbeaux, Siegfried le pousse au combat. Il est purement rituel : Wotan présente sa lance, que Siegfried brise net de son épée purifiée par sa refonte. Le monde ancien est condamné, Wotan n'a plus qu'à disparaître par la petite porte après un aveu terrible d'impuissance.

La symphonie du feu, qui était revenue sur l'ordre de Wotan dans tout le scintillement qu'on lui avait connu à la fin de la Walkyrie, fournit la matière à l'interlude symphonique.

Scène 3

L'ultime scène de la journée est, au sein du Ring, un moment à part : comme hors du temps, un ilot de lumière préservé des atteintes du monde, dans un style différent du reste le l'œuvre (beaucoup de thèmes lui sont propres) et une virtuosité vocale inhabituelle. 

La fin de la transition orchestrale, au moment où est dévoilé un décor identique à la fin de la Walkyrie, est une merveille de raréfaction de la matière.  On respire l'air subtil du sommet de la montagne, plus près du ciel que du monde d'en bas qui ne semble plus qu'un lointain souvenir. C'est avec ravissement que Siegfried décrit la vision qui s'offre à lui. Son effroi devant la belle endormie nous confirme qu'il est bien encore un enfant, naïf et inconscient (il le redeviendra dès qu'il repartira). Alors qu'il pose ses lèvres sur celles de Brünnhilde, la musique s'élève peu à peu depuis le silence, jusqu'à envahir l'espace...

Là haut, très haut, sur la plus haute cime de la plus haute montagne, couverte de neige immaculée, jaillit la lumière du premier lever du soleil, du premier matin du monde. Car pour Brünnhilde qui s'éveille, c'est bien le premier jour de sa vie sur terre. Une musique plus sublime a-t-elle jamais été composée ? Des accords solennels et glacés, des guirlandes sensuelles, une ivresse de la découverte d'un monde si neuf et si beau, cette ode au jour, d'abord à l'orchestre seul, puis avec la voix de cristal de Brünnhilde, tout cela est une musique d'éternité indescriptible. Pour celui qui connaît déjà le Ring, s'y ajoute le sentiment terrible que cette musique, qui laisse une impression indélébile, reviendra au moment du malheur...

Astrid Varnay, l'éveil de Brünnhilde, Bayreuth 1955

Le duo, grand moment de vocalité (d'une très grande difficulté) peut alors commencer. Les deux protagonistes ne comprennent pas tout de suite ce qui leur arrive : Siegfried croît un instant que Brünnhilde est sa mère, Brünnhilde se croît encore une déesse et résiste à un héros bien terre à terre (on notera à ce moment le retour du thème de la chevauchée, sur un mode étrangement aigre, ainsi que de la musique de la colère de Wotan dans la Walkyrie). L'acceptation de la perte de son statut divin, pour celui d'être la bien-aimée du héros, est consommé par un chant sublime, à la pureté de diamant : "J'étais éternelle, je suis éternelle". La musique s'accélère, se sature de couleurs alors que l'amour triomphe, que Brünnhilde dévoile sa féminité. Le duo se conclut dans la jubilation, soutenu par un orchestre monumental à la virtuosité contrapuntique confondante. Pourtant, le dernier mot, lancé par un aigu dardé de Brünnhilde, est le mot "mort" : le Crépuscule des Dieux a commencé.

Le Crépuscule des Dieux

L'ultime volet du Ring est le plus long, le plus complexe tant dramatiquement que musicalement, le plus ambigu aussi. Finalement davantage que Siegfried, il porte la marque de la genèse de l'œuvre. En particulier, le le livret, le premier rédigé et le plus remanié, accuse quelques ressemblances avec celui de Lohengrin et le grand opéra romantique en général (foule prise à témoin, trahisons, pactes, et bien sûr le philtre). La musique est en revanche celle d'un Wagner au bout de son évolution, elle fait parfois penser à Richard Strauss.

Le miracle est que cette contradiction peut se résoudre à l'aide d'une logique interne au Ring dans son ensemble. Le crépuscule des dieux rend possible l'avènement des humains, qu'il s'agit à présent de montrer autrement qu'avec des héros (de surcroît d'ascendance divine) ou des brutes téléguidées (Hunding et son clan). Les protagonistes, qui jusqu'alors agissaient dans un milieu naturel (fleuves, montagnes, forêts) doivent à présent évoluer dans un cadre social fait de conventions, d'un autre genre que les traités de Wotan, mais qui lient tout autant. Siegfried, anarchiste par nature, en sera la victime. L'aspect mythique du poème est pourtant toujours là, témoignant d'un monde stable et prédictible, en train de disparaître pour laisser place à l'inconnu : ce sera bien sûr la scène des Nornes, mais aussi le jeu des refrains verbaux, plus nombreux ici qu'ailleurs dans le Ring, volontiers dans les passages nocturnes ("Sais-tu ce qu'il advient", dans la scène des Nornes et dans l'Immolation de Brünnhilde par exemple, également "Dors-tu Hagen mon fils" au début de l'acte II).

Le ciment motivique du Ring atteint ici le sommet de sa richesse (on n'ose dire : de son épanouissement). Il y aura assez peu de motifs nouveaux, et il en est peu parmi ceux des précédents volets qui ne fassent leur retour ici, à un moment ou à un autre, de façon plus ou moins altérée, comme pour une vaste récapitulation avant la fin. L'empilement de motifs, parfois vertigineux, se double d'une simplification, d'une réduction à un élément essentiel unificateur (un intervalle par exemple), comme ne reste que la structure après un nettoyage à l'acide. Selon un processus amorcé on l'a vu avec le thème des géants au début de l'acte II de Siegfried, les thèmes sont comme rongés par une gangrène sournoise, parallèle à la décomposition à présent avancée du monde des dieux. Dans une œuvre aussi noire, les ilots de clarté et de limpidité n'en paraîtront que plus poignants lorsqu'ils rappellent un monde heureux passé (les rappels de la musique de Siegfried dans l'acte III) ou conduisent plus sûrement à l'extase (l'arrivée de Brünnhilde dans le même acte).

Prologue

L'incipit du prologue est emblématique de ce traitement musical joignant déclin et récapitulation. On reconnaît instantanément les accords du thème du réveil de Brünnhilde : presque rien de changé, et pourtant de solennels et glorieux ils deviennent blafards et glacés, comme s'ils étaient vus à travers la brume. Au lieu des guirlandes d'arpèges, le thème du Rhin fait son apparition, mystérieuse et solennelle, comme une invocation, comme l'appel à la remontée des souvenirs anciens. Au troisième accord, au lieu de l'élan vers la vie, c'est le thème du destin aussitôt suivi de celui des Nornes : fuyant, ténu comme un fil, il entraîne tout l'orchestre dans les profondeurs du grave, dans les profondeurs de la nuit.

Voici la scène mythique par excellence. Il ne s'agit pas seulement de redire encore les événements passés, connus des Nornes sinon de l'auditeur (même si les récits participent au discours mythique), mais d'une action dramatique d'une durée cosmique, durant laquelle les grands faits de l'histoire du monde depuis son commencement (et même avant l'Or du Rhin) vont être replacés dans une perspective tendue vers la fin des dieux, et celle du savoir éternel, tendue vers un avenir indéfinissable rendant les Nornes aussi inutiles que leur corde cassée. 

On notera l'accélération dans les interventions. Le premier récit, évoquant l'harmonie cosmique du monde originel et le forfait de Wotan, est d'une poésie intemporelle. Sa conclusion en forme de refrain ("Sais-tu ce qu'il advient ?") sur le lugubre couple de thème sort-mort du deuxième acte de la Walkyrie lance un deuxième récit, déjà plus rapide, rappelant comment Siegfried, lors de la journée précédente, a brisé la lance du dieu. Le temps nous rattrape : on apprend ce que Wotan a ordonné en rentrant au Walhalla. Logiquement, le troisième récit regarde vers l'avenir proche (il est lancé par "Sais-tu ce qu'il adviendra ?") : le crépuscule des dieux peut commencer, le bûcher est prêt. Tout cela est encore dit sans émotion particulière, comme un savoir depuis longtemps maîtrisé. L'inquiétude naît avec la mention de Loge : les récits deviennent de plus en brefs, moins affirmatifs. L'arrivée progressive du jour est paradoxalement source d'angoisse supplémentaire. Après le demi-dieu traître, voici une évocation troublée du forfait d'Alberich, de l'anneau et de la malédiction. Alors que la troisième Norne, dans la logique narrative du passé vers le présent, aurait dû nous dire que Siegfried est actuellement en possession du talisman, la tension devient trop forte : symboliquement, c'est le thème de Siegfried qui casse la corde, de même que le héros avait brisé la lance de Wotan. Les Nornes n'ont plus qu'à disparaître.

Le lever du jour qui suit est un passage orchestral célèbre (en prélude au Voyage de Siegfried sur le Rhin). Les brumes nocturnes se dissipent peu à peu, pour laisser place à un nouveau thème frais et rayonnant, associé à Brünnhilde en tant que femme. Le couple héroïque apparaît, pour se dire au revoir (ce sera un adieu). L'atmosphère irréelle, hors du temps de la scène finale de Siegfried est pourtant remplacée par un bonheur plus terre à terre (pour ne pas dire banal) auquel seul l'appel aux dieux donnera un peu de brillance. Le héros offre l'anneau comme cadeau. Outre la perversité inconsciente de la chose (l'or maudit comme bague de mariage !), on peut aussi y voir une référence à la tradition germanique du don du matin : le mariage n'existant que par sa consommation, l'homme offre un cadeau au matin qui distingue son épouse d'une simple concubine en témoignant du lien contracté. On en a tiré l'expression d'épouse morganatique. De là à dire que Siegfried est déjà prêt à contracter une autre alliance, il y a un pas que je me garderai de franchir. Toujours est-il que c'est bien lui qui est pressé de partir, après visiblement un temps très court auprès de Brünnhilde. Il n'a sans doute que peu appris de la femme sublime qu'il a conquise.

C'est ce que pourrait suggérer l'interlude orchestral qui suit, intitulé Voyage de Siegfried sur le Rhin : une page claire et insouciante (sauf vers sa fin), qui renoue avec le héros enfantin et impulsif des deux premiers actes de la journée précédent. Cette page célèbre est aussi la transition entre les deux mondes, le monde naturel et le monde social. Le motif du cor, lumineux et espiègle, semble rebondir sur tous les tournants du parcours, dans une atmosphère scintillante. Et voici le Rhin, ample et majestueux, aussi pur qu'avant le rapt de l'Or. La beauté envoûtante de ce monde condamné nous apparaît, pour la dernière fois avec cette évidence. 'est toute l'histoire du fleuve qui semble jaillir. On réentend le motif de l'or encore innocent, et même celui de l'anneau dans la forme de son premier énoncé, alors qu'il n'existait pas encore, sinon dans le désir d'Alberich. Soudain, tout se brouille : l'anneau retrouve une formulation plus menaçante, la musique se fait plaintive, descend dans les profondeurs du grave. La plainte de Nibelungen s'exhale sourdement, plus maléfique que jamais, suivie par un intervalle descendant (un motif situé entre celui de l'anneau et celui de Mime) disent déjà l'identité du personnage principale qui apparaît maintenant sur scène.

Acte I

Scène 1

S'il revient à Gunther d'ouvrir la scène, c'est la première réponse de la basse de Hagen qui nous saisit, comme le fera par la suite chacune de ses interventions. Hagen est un personnage fascinant, comme peut l'être l'incarnation du mal le plus absolu. Dans l'opéra, seuls Iago dans Otello, dans un autre registre, Ortrud dans Lohengrin, dégagent une profondeur maléfique similaire. La haine et la morgue suintent de sa voix hypnotique. Sa ruse et son aptitude à la manipulation ont pour ligne directrice de couvrir les forfaits d'une apparence glorieuse ou en tout cas socialement acceptable à laquelle les hommes sont particulièrement sensible (peu importe par exemple que Gunther soit incapable d'aller chercher Brünnhilde, du moment que Siegfried le fait pour lui en secret : ce qui compte pour le seigneur du Rhin est d'avoir une femme à la mesure, croît-il, de sa gloire). Pourtant, quelques remarques ici et là, sans arriver vraiment à l'humaniser, peuvent faire éprouver une forme de pitié : fils illégitime (né de l'appât du gain de sa mère), blême et "tôt vieilli", il sait qu'il n'a été conçu que pour servir sa quête de l'anneau.

C'est peu dire que les Gibichungen (Gunther et Gutrune) ne font pas le poids. D'ailleurs, leur thématique, artificiellement pompeuse pour le frère, insignifiante pour la sœur, est entièrement régie par l'intervalle descendant qui est la marque de Hagen. Ce sont des personnages humains, capables de sentiments, mais avec les faiblesses et la médiocrité qui vont de pair et dont Hagen sait admirablement jouer. Ce dernier dirige naturellement l'échange, insufflant son plan diabolique tout en humiliant délibérément sa demie-fratrie : avec quel mépris, après avoir fait miroiter une femme splendide à Gunther, lui dit-il que sa conquête est réservée à plus fort que lui. Gutrune, plus humble que son frère, doit se savoir peu belle pour croire impossible de séduire Siegfried : peu importe, un philtre, associé à une variante du thème du Tarnhelm, y pourvoira.

Comme souvent à l'opéra, il suffit qu'on souhaite voir une personnage pour qu'il s'annonce immédiatement. L'arrivée de Siegfried est stupéfiante d'intensité dramatique, c'est l'un des sommets musicaux de ce premier acte. L'action, jusque là statique, s'anime à travers la voix de Hagen qui commente. C'est tout le Rhin, c'est tout l'univers de nature, qui mugissent comme pour hurler au héros qu'il doit fuite. La progression orchestrale culmine à l'apparition sur scène du héros, accueilli par Hagen au son d'une malédiction tonitruante. L'auditeur sait déjà que s'en est fait de lui.

Scène 2

Après un tel sommet, il est nécessaire que la tension retombe. La conversation entre Siegfried, Hagen et Gunther semble presque banale, ne serait-ce l'omniprésence du thème de Hagen. S'y révèle toutefois l'amitié naissante du héros avec Gunther (et semble-t-il sincère de la par de ce dernier), et l'art manipulateur de Hagen, qui profite de l'insouciance du héros pour le débarrasser du cheval de Brünnhilde (malgré une protestation énergique des cuivres), lui soutirer les informations dont il a besoin, et lui indiquer le fonctionnement du Tarnhelm.

L'apparition de Gutrune ne suscite chez Siegfried aucun trouble particulier. On est pris d'émotion en l'écoutant chanter pour lui-même son amour pour Brünnhilde, qu'il s'apprête à oublier.Ce philtre ne pouvait être plus différent de celui de Tristan et Isolde. Là, le breuvage, pris pour un poison, permettait aux héros de proclamer un amour jusqu'alors inavouable en raison des conventions sociales, au lieu de la mort il leur donnait la vie, brièvement certes, mais intensément ; ici, le philtre fait oublier un amour hors norme (noter qu'il s'agit dans les deux cas la femme aimée est la tante...) pour le remplacer par un mariage bourgeois, il provoque la mort de l'esprit avant la mort physique.

Siegfried s'enflamme aussitôt (toujours son impulsivité...). Très vite, il accepte d'aller chercher Brünnhilde pour le compte de Gunther. Pire, oublieux qu'il est de son serment envers l'ex-Walkyrie, il en conclut un, très formalisé, avec Gunther. Lui, l'anarchiste naturel, auquel le monde des conventions est incompréhensible, est ainsi pris au piège : il n'est guère étonnant alors, que dans la violence orchestrale qui accompagne la prestation de serment, on entende le thème de la lance des traités (pourtant brisée, mais que Siegfried réactive ici), et celui de la malédiction, qui le rattrape enfin. Avec son nouvel ami, le héros part vers le rocher de Brünnhilde.

C'est maintenant, et non pendant le serment, que se situe le véritable sommet de cette scène, voire de l'acte. Hagen est seul, et veille. Son thème, omniprésent dans le grave de l'orchestre, tisse une toile d'une noirceur palpable, à en hurler de terreur. Tout le cortège des thèmes des Nibelungen se retrouve en quelques phrases d'une haine inexprimable, comme si toutes les visions d'horreur que le Ring avait déjà produites se trouvaient concentrées ici dans cet instant d'une terrible concision. Au sommet de son chant, nu et glacé, il proclame son identité, ce que la musique avait fait depuis bien longtemps : il est le fils d'Alberich, annoncé par Wotan au deuxième acte de la Walkyrie.

Scène 3


Le nouveau changement de décor sur la scène est accompagné par un changement d'atmosphère dans l'orchestre, pour la troisième fois seul depuis le début de la journée. Dans la continuité de la veille de Hagen, la pâte est d'abord lourde et noire, saturée aux cuivres par l'intervalle descendant du Nibelung. Elle s'allège par degrés, avec un sentiment d'élévation, mais aussi de fragilisation : peu à peu, c'est le nouveau thème de Brünnhilde, celui associé à sa féminité, qui prend le dessus, tandis que l'héroïne apparaît sur scène, contemplant son anneau. Son ancien thème, celui de la chevauchée, retentit comme un orage inquiétant mais lointain. Tout est dit musicalement : Brünnhilde est sous la menace de Hagen, les walkyries lui sont à présent étrangères. La scène qui suit constituera bien l'aboutissement de sa trajectoire de déesse à femme, avant d'aborder un mouvement vers la fusion de ces deux statuts qui sera réalisée lors de l'immolation.

Le début de la scène en constitue d'ailleurs la confirmation. Brünnhilde chante son bonheur, retrouvant l'atmosphère de la dernière scène de Siegfried ; dès son arrivée, spectaculaire, Waltraute réactive la musique du dernier acte de la Walkyrie, avec une inquiétude que sa sœur ne perçoit pas. D'un côté le monde des hommes et du temps présent, de l'autre le monde des dieux et du temps mythique : pour l'instant, nous n'avons qu'une juxtaposition.

Brünnhilde pourtant se tait, et laisse la parole à Waltraute. Son long récit est bouleversant. Dans sa première partie, il n'apporte pourtant aucun élément nouveau : le retour de Wotan, la lance brisée, son ordre de couper le frêne du monde, son attente de l'incendie du Walhalla, tout cela avait été dit dans la scène des Nornes. Mais au lieu d'une description impersonnelle, nous avons là un témoignage direct du château, un récit dans lequel sourd l'angoisse et le désespoir. L'avancée vers le crépuscule des dieux est aussi rendue sensible d'une autre façon : Wotan, si présent dans les trois premiers volets du Ring, n'apparaîtra pas sur scène, sinon comme une ombre immense, un souvenir, qui ne prend vie qu'avec les mots de Waltraute, et une dernière fois, dans les paroles d'apaisement de Brünnhilde durant son immolation. Plus émouvant encore, Wotan, par Waltraute interposée, laisse paraître ses sentiments, avec le retour de la musique des adieux, pour ce qui constitue l'information capitale du récit : en rendant l'anneau aux Filles du Rhin, Brünnhilde pourra, en toute conscience, lever la malédiction.

Cela, Brünnhilde l'entend et saura s'en souvenir, mais pour l'heure elle ne le comprend pas. L'incompréhension entre les deux mondes est totale, et tourne à l'affrontement stérile. Significativement, lorsque Brünnhilde affirme qu'elle ne renoncera pas à l'amour ni à l'anneau qui est pour elle son symbole, elle le chante sur le thème du renoncement à l'amour : la malédiction la rattrape, elle ne pourra plus échapper à la mort. Waltraute s'enfuit, épouvantée.

Brünnhilde ne reste pas longtemps seule. Le scintillement du feu envahit l'orchestre, et l'héroïne s'abandonne (une dernière fois) à la joie, certaine qu'elle est de retrouver Siegfried, à présent son seul dieu, et dont la fanfare retentit avec éclat. Tout s'interrompt brutalement lorsque le héros paraît avec l'apparence de Gunther, conférée par le Tarnhelm : sa thématique est absente, remplacée par celle des Nibelungen. Dans un climat orchestral à présent glacé, la voix de Brünnhilde se déchire comme elle le fera au second acte. Le faux Gunther lui arrache l'anneau, et, une fois seul, retrouve un instant son vrai visage pour une conclusion d'acte lapidaire. 


Acte II

Scène 1

Comme le prologue, l'acte II s'ouvre par une scène nocturne, je devrais dire la scène nocturne par excellence. La nuit n'est pas ici une absence de jour, c'est une présence, une brume glacée qui obscurcit les sens. La nuit des Nornes récapitulait l'histoire passée pour annoncer le Crépuscule des Dieux. La nuit des Nibelungen assume la même fonction prophétique (le passé, le futur possible, avec d'ailleurs un usage similaire des refrains) et annonce, jusqu'à l'arrivée de Brünnhilde au troisième acte, toute la suite de l'œuvre.

Le prélude est le plus intense de tous ceux du Ring. Une musique des ténèbres, soulevant dans une pâte orchestrale d'une épouvantable noirceur toute la thématique des Nibelungen. Les seules notes aigües, dévolues au thème de la plainte, ajoutent à cette terreur que son extrême concentration et la domination du thème de Hagenrelient directement au sommet de l'acte I, la veille de Hagen. D'ailleurs le voici, dans la même position.

Un rayon de lune sur scène, dans l'orchestre un énoncé du thème de l'anneau, inhabituellement aigu, frénétique, fantasmatique comme une vision de dément, et Alberich apparaît. Certes, c'est le bon verbe. Cette scène est d'une modernité étonnante, le brouillage des repères scéniques ne peut qu'accroître l'angoisse déjà suscitée par le prélude. Que se passe-t-il exactement ? Est-ce une véritable rencontre entre Alberich et son fils ? Alberich est-il un fantôme, une âme en peine condamnée à hanter les vivants tant qu'elle n'est pas délivrée de son obsession (ce qui justifierait que le Nibelung soit annoncé par le thème de l'anneau). Ou Hagen, somnambule (il semble dormir, mais avec les yeux ouverts, ce qui ajoute encore à l'effroi de la scène) voit-il son père en songe, comme si la scène était une projection de son rêve, ce qui consacrerait le rôle éminent du thème du sommeil dans tout le Ring.

La dramaturgie de l'échange est redoutable d'efficacité. Pour Wagner, c'était comme de voir deux animaux se parler : on ne comprend rien, mais c'est très intéressant. "Dors-tu, Hagen, mon fils", cette phrase revient sans cesse dans la bouche d'Alberich, comme un refrain inquiet, alors qu'il ressasse inlassablement sa haine et son obsession, sur un tissu orchestral agité, mais sourd et confus. Hagen ne se départit jamais d'un calme effrayant, comme s'il parlait dans son sommeil. Sa deuxième réponse est la seule à être quelque peu développée, la seule aussi à pouvoir susciter un peu de pitié pour cet être solitaire.  Ses autres phrases, elles, tranchent avec les longues tirades confuses de son père : courtes, précises, terrifiantes, sur une thématique parfaitement identifiable. La plus remarquable est : "Le pouvoir des éternels, qui en héritera ?", sur le thème de la malédiction. Juste après, la scène avance d'une façon décisive, avec le lancement du thème du meurtre (qui sonne comme une variante du thème de l'anneau dans sa version psychotique entendue précédemment). Mais Alberich est devenu inutile, Siegfried est déjà piégé dans le complot de Hagen, sa perte est programmée. Avec un mélange de confiance dans son fils et d'inquiétude inexprimable, Alberich disparaît dans la brume, comme un fantôme dissout par les premières lueurs de l'aube.

Scène 2

Un petit lever de soleil confié aux cuivres allège l'atmosphère. La scène est de pure transition. Elle présente un Siegfried bien fanfaron, revenant de son peu reluisant exploit, et une Gutrune visiblement éprise, mais aussi d'une jalousie médiocre. D'une phrase dans l'échange ("Je t'ai bien conseillé"), Hagen rappelle qu'il est le manipulateur de cette comédie. L'ordre que lui donne Gutrune, avant de se retirer avec son fiancé, de convoquer les vassaux lance idéalement la scène suivante.

Scène 3

Soudain, les cordes se mettent à jouer en trémolo, tendant brusquement l'atmosphère, la trompe de Hagen, sur scène, retentit, puissante et atrocement dissonante. Mais, encore plus puissante que cette trompe, voici la voix de son propriétaire.

Le thème de la plainte des Nibelungen était une simple expression de dépit lorsqu'il a été lancé la première fois par Alberich, moqué par les Filles du Rhin.  Il est ensuite régulièrement revenu dans le Ring, rappelant sans cesse la vision du gnome œuvrant dans la nuit pour la destruction. Le voici au terme de son évolution. Avec lui, l'appel de Hagen est d'une puissance terrifiante. La noirceur absolue de la voix, véritable appel au meurtre, la stridence insupportable de la trompe,sont constamment renforcées par un crescendo qui donne le sentiment que cette vision de cauchemar se rapproche inexorablement.

Cette progression spectaculaire débouche sur un jaillissement de voix jointes par petits groupes désorientés, qui semblent se bousculer dans la précipitation avant de former enfin un chœur, le premier du Ring ! Hagen a besoin de témoins, pour faire éclater en public les manquements de Siegfried envers les règles de vie sociale. Cette scène et la suivante marquent le plus grand éloignement du monde mythologique : les dieux ne sont cités que pour le respect des rites (pour la deuxième fois du Ring, Fricka est invoquée pour protéger un mariage faux). Les vassaux mettent du temps avant de comprendre qu'ils ne viennent pas pour la guerre, mais cette la violence de cette invitation à une noce trouve sa motivation dans la dernière injonction de Hagen, alors que tout le monde semble s'être détendu :il faut se préparer à venger la souveraine si on l'insultait.

Scène 4

Un chœur solennel, majestueux (mais bien conventionnel en comparaison de la folie de la scène précédente) ouvre cette grande scène, éminemment publique, en saluant l'arrivée du Gunther et de Brünnhilde. Cette dernière est en plein désarroi, ce que souligne le retour du thème de la chevauchée sur le mode aigre déjà entendu lorsqu'elle résistait à Siegfried dans l'acte III de la deuxième journée. 

La tension, qui était retombée depuis le début de la scène, redevient brutalement intense lorsque Gunther (avec un ralenti presque pervers)nomme le couple formé par Gutrune et Siegfried. Pour Brünnhilde, c'est la stupéfaction. La musique change du tout au tout, et devient génialement hésitante, comme si, à l'image de l'héroïne, elle n'arrivait pas à nommer le mensonge et l'horreur de la situation. C'est comme à travers un brouillard que l'on entend le chœur chuchoter, sur le thème du destin. Brünnhilde passe brutalement du murmure au cri lorsque Siegfried, le seul ici à ne pas être troublé, tente de la réconforter. Nouveau basculement : elle a vu l'anneau à son doigt. La thématique des Nibelungen rugit soudain, soutenant Hagen qui appelle les vassaux à la plus grande attention (il les avait déjà prévenus !). Encore un cri perçant, et Brünnhilde accuse Siegfried de lui avoir volé l'anneau, ce que le héros conteste mollement en rappelant son combat avec le dragon.

Brünnhilde ne se calme évidemment pas, d'autant que Hagen y veille. Elle hurle sa colère à grand renfort d'aigus déchirants, envers les dieux, envers les hommes, affrontant un orchestre à présent déchaîné, un chœur d'hommes et un chœur de femmes (pour trois phrases !) ballotés dans la tempête. La trahison est exposée au grand jour, même si le Wälsung en reste inconscient et que seul Hagen en connaît tous les ressorts. Pris dans le jeu des pactes qu'il a brisés sans le savoir, il ne reste au héros que la fuite en avant, exigée par Gunther et les vassaux : prêter serment.

Ce sera le point culminant de la scène. Au son des trompettes saturées par l'intervalle caractéristique de Hagen, Siegfried jure sa fidélité sur la lance du Nibelung, qui a été bien sûr le seul à se proposer. Brünnhilde, folle de rage, jure à son tour sur cette même lance. La musique s'emballe, la trompette, hystérique, suit la Walkyrie dans le déchaînement de sa fureur vengeresse culminant sur le thème du meurtre.

Devant cette furie, Siegfried, après avoir tenté de rassurer Gunther et s'être livré à une tirade à la moralité douteuse, prend prétexte de la noce pour quitter piteusement la scène, accompagné de Gutrune et des vassaux.

Scène 5

La plainte de Brünnhilde est déchirante. Par certains côtés (la progression du murmure au cri de douleur) ce moment rappelle son imploration au début de la dernière scène de l'acte III de la Walkyrie. Mais autant à l'époque il s'agissait de mettre en musique le passage vers une nouvelle vie, autant ici la situation, incompréhensiblement douloureuse pour l'héroïne, ne mène qu'à la mort : la plainte se termine par le thème du meurtre.

Hagen, en faisant mine de la soutenir, n'a aucune peine à la manipuler et à obtenir l'information qui lui manquait : Siegfried est vulnérable dans le dos. Mais Hagen ne peut officiellement agir que sous le couvert de Gunther. Celui-ci étale complaisamment sa veulerie, que Hagen et Brünnhilde ne manquent pas de souligner avec mépris. Par vengeance pour l'une, pour sauver ce qui reste d'honneur ridicule pour l'autre (mais il y a aussi l'ambition, Hagen lui rappelant l'existence de l'anneau), Brünnhilde et Gunther en viennent à décider la mort de Siegfried.

La scène peut alors culminer dans l'un des rares moments chez Wagner où plusieurs personnages chantent simultanément des textes différents : c'est le fameux trio Brünnhilde-Gunther-Hagen, un appel à la vengeance au climat presque verdien, totalement dominé par la thématique de Hagen. D'ailleurs, la voix de basse de ce dernier domine clairement, lorsqu'il convoque les forces nocturnes d'Alberich et que, dans un mouvement symétrique, Brünnhilde et Gunther (pratiquement inaudible tant il est dominé à tout point de vue par ses deux partenaires)en appellent à Wotan gardien des serments et des pactes (mais sa lance est brisée). La joie factice du ridicule cortège nuptial de Siegfried et Gutrune ne fait que rajouter par contraste à la violence terrible de cet appel au meurtre, qui conclut l'acte.

Acte III

L'acte III doit bien sûr conclure la journée, mais son rôle premier et d'achever le cycle et de projeter son message. La mort de Siegfried, attendue depuis la fin de l'acte II, sera précédée du retour des personnages qui ont ouvert le Ring, et sera elle-même traitée comme le terme d'une vaste récapitulation, non seulement de la vie du héros, mais de toute l'épopée des Wälsungen. L'immolation de Brünnhilde et le chant d'orchestre qui le suit sont comme détachés du reste de la troisième journée, pour constituer la conclusion (et en même temps, l'ouverture) de ces quelques quinze heures de musique.

Scène 1

Le prélude est très réduit et particulièrement fonctionnel dans sa présentation des personnages et de la situation. Voici d'abord Siegfried avec sa fanfare, poursuivi par une chasse dont il ignore qu'il est le gibier (thème du meurtre), puis enfin le Rhin, d'abord parce que l'action se situe sur ses berges, surtout parce que cela permet d'initier le bouclage du cycle en en rappelant le commencement.

D'ailleurs, pour la première fois depuis l'Or, nous revoyons les Filles du Rhin. Leur chant, évoquant la beauté d'un monde perdu, a gagné en mélancolie hypnotique et en sagesse ce qu'il a perdu en gaîté. Siegfried arrive, aussi fanfaron qu'à lors de sa première entrée dans la caverne de Mime, et la conversation s'engage sur un ton badin. Tout l'échange,  entre un héros séducteur et des naïades moqueuses, est d'une terrible insouciance de la tragédie qui pourtant approche inéluctablement. On est sais d'émotion lorsque Siegfried accepte enfin de leur donner l'anneau. Tout aurait pu prendre fin là, aussi simplement, dans ce tableau innocent, le destin du monde pouvait basculer dans ce babillage si enfantin.

Seulement, pour pouvoir mettre fin à la malédiction, il faut en être averti, ce que les Filles tentent de faire avec des couleurs orchestrales qui, anticipant sur l'immolation, annoncent l'échec de la tentative. Siegfried revendique trop son inconscience (elle semblerait délibérée si la chose avait un sens : on croirait même que Siegfried sait que son thème a brisé le fil des Nornes) et n'accorde aucune importance à sa propre vie. Les Filles du Rhin fuient pour trouver Brünnhilde.

Scène 2

La chasse se rapproche. Siegfried l'appelle. L'arrivée de Gunther, Hagen et des vassaux au bord de l'eau est accompagné par une musique de chasse vigoureuse, dont Bruckner se souviendra pour le scherzo de sa quatrième symphonie. L'échange entre un Hagen faussement cordial et un héros toujours aussi insouciant (avec quel détachement explique-t-il que les nixes lui ont prédit qu'il mourrait le jour même) met en relief le malaise de Gunther, être faible et rongé par son impuissance, irrésolu à tuer Siegfried comme à le sauver. Hagen doit encore faire éclater devant témoin la duplicité de Siegfried, et donc l'amener à parler de Brünnhilde. Il arrive facilement à le convaincre à raconter sa vie.

Juste avant que Siegfried ne commence, on entend un oiseau gazouiller dans l'orchestre. S'agirait-il du même qu'à la journée précédente ? Ou simplement parce que le moment heureux des murmures de la forêt revient à la mémoire de Siegfried (tant qu'il a oublié Brünnhilde, c'est même le plus heureux) ? En tout cas, le héros ne comprend pas l'avertissement, pourtant rendu clair par la façon brutale dont Hagen l'invite à commencer.

Le récit de Siegfried est peut-être le plus beau de tous ceux du Ring, et sans doute le plus profondément émouvant : il ne nous apprendra rien, mais il est merveilleusement intégré dans l'action. Mieux, il est lui-même l'action dont Hagen a besoin. A chaque mot, on sent la lance du Nibelung se rapprocher. On souhaiterait que ce récit ne se termine jamais. D'autant qu'au sein de cette œuvre aussi noire, il fait surgir, avec une fraîcheur intacte que l'on ressent avec une mélancolie douloureuse, toute la jeunesse, toute la joie de Siegfried, au travers de thèmes bien-aimés que l'on entend, on le sait, pour la dernière fois. On retrouve la forêt, on retrouve l'oiseau, avec une émotion indicible, le cœur serré du malheur qui s'annonce. Car Hagen, pour désaltérer le héros, lui a fourni l'antidote du philtre, de quoi aller jusqu'au bout du récit. Et c'est dans le plus complet ravissement, en toute innocence, que Siegfried raconte comment il a trouvé, sur le conseil de l'oiseau, Brünnhilde endormie, et comment, d'un baiser, il l'a réveillée.

Une exclamation scandalisée de Gunther nous arrache à ce souvenir merveilleux. Le thème de la malédiction tonne, tandis que Hagen crie à la vengeance (quelle la charge de haine accumulée et libérée sur le simple mot "Rache" !) et plante sa lance dans le dos du héros, qui s'effondre.

Une lourde scansion à l'orchestre retentit, suivie du thème de la mort sous sa forme crispée entendue au deuxième acte de la Walkyrie, lorsque Siegmund refusait de suivre Brünnhilde. C'est la consternation dans l'assistance. Gunther semble avoir oublié toute rancune. Hagen quitte la scène, sur laquelle plane maintenant, comme au début de la scène 4 du deuxième acte de la Walkyrie, lorsque Brünnhilde apparaît à Siegmund, le thème du destin. Une fois, deux fois : dans le recueillement, on attend l'énoncé du thème de la mort, lorsque soudain...

Siegfried pourtant n'est pas encore tout à fait mort. Il continue son récit au point où il l'avait laissé. Jamais un effet de surprise ne fut aussi bien ménagé, et pourtant jamais un effet ne fut aussi logique. C'est le moment d'évoquer le moment le plus heureux de cette vie qui l'abandonne, c'est le moment de dire, alors qu'il est en train de mourir, comment il a éveillé à la vie humaine le seul être qui ait compté pour lui, et qu'il a trahi sans en avoir conscience. C'est le moment, alors qu'il est entouré des complices de son meurtrier, de rejoindre symboliquement, hors du temps et de l'espace, celle qu'il aime.

Aussi, le retour, à l'identique, de la musique du réveil de Brünnhilde au troisième acte de Siegfried, est bouleversant, par le seul souvenir qu'il évoque, celui d'un bonheur infini mais à présent enfui à jamais. Le ténor ne peut plus pousser les sons, sa voix est mourante alors qu'il raconte comment le regard de Brünnhilde avait failli le faire mourir de peur. Par cette évocation des yeux de l'aimée, on pense aux Adieux de Wotan, et aussi à Tristan, mort en regardant un dernière fois Isolde. Alors l'orchestre chante pour lui, déploie ses sonorités magiques et bienheureuses. Puis il s'apaise : Siegfried est mort, le bonheur dans les yeux.

La mort de Siegfried, Bayreuth 1966

La scansion reprend. Personne sur scène n'ose ajouter un mot à ce qu'il a vu. La déploration du héros revient à l'orchestre seul (mais quel orchestre !). Alors que les vassaux, et Gunther à leur tête, ramènent la dépouille dans un tableau solennel (la nuit, les flambeaux) mais finalement conventionnel, de la fosse jaillit la musique à la hauteur de la perte terrible que le monde vient de faire. La marche funèbre n'est pas seulement un morceau célèbre, la meilleure du genre après celle la symphonie Héroïque. C'est un regard grandiose et farouche sur toute l'épopée, tout le Ring, vu par l'orchestre à travers le prisme de cette connaissance terrible : tous les Wälsungen sont morts. Les cordes hurlent de douleur. Tous leurs thèmes reviennent : nous les avions connus et aimés joyeux ou accablés, mais toujours plein de vie et d'ivresse de courir le monde, les voici littéralement figés dans le bronze. La fanfare de Siegfried ne précède plus le héros, elle est son monument funéraire. On est bouleversé de ressentir aussi profondément, par des moyens strictement musicaux que des mots auraient affaiblis, cette réalité insupportable : Siegfried est mort.

Après la fanfare, la musique se délite peu à peu. La malédiction flotte, indistincte, dans la brume. Le rideau peut se lever sur la dernière scène.

Scène 3

Celle-ci s'ouvre dans un climat de deuil qui prolonge la marche funèbre. Gutrune est seule. C'est son seul moment émouvant, mais il est vraiment touchant : ignorante de tout et simple mortelle, elle semble pressentir le malheur. Son attachement à Siegfried était bien sincère.

L'arrivée de Hagen, puis de Gunther à la tête du cortège funèbre permet de vider les querelles. Par sa violence superficielle, ce passage assure la même fonction que le passage similaire de Tristan et Isolde : une détente entre la mort du héros et celle de l'héroïne. Après avoir tué Gunther, Hagen va se saisir de l'anneau au doigt de Siegfried, mais recule, effrayé. L'indication de Wagner est une ficelle énorme : le bras de Siegfried se lève, menaçant. Mais ce qui justifie l'effroi de l'assistance, c'est l'apparition de Brünnhilde.

Car ce n'est plus la pauvre femme trahie et manipulée qui vient de faire son entrée, mais la fille de Wotan et d'Erda. Mieux qu'une femme, mieux qu'une déesse, les deux à la fois. Musicalement, c'est un immense voile de paix, sur les thèmes d'Erda, qui s'étend sur la scène, en même temps qu'un chant d'une terrible majesté. Gutrune est vite éliminée. Le personnage le plus accompli du Ring, le seul à qui il a été donné de tout comprendre, peut conclure le cycle avec la plus grandiose des visions.

D'une voix de commandement, d'une divinité écrasante, soutenue par un orchestre puissant et inspiré, Brünnhilde ordonne de dresser la bûcher funéraire de Siegfried. C'est une tempête qui se lève ! Comme dans la marche funèbre, on sent ici souffler le vent cosmique de l'épopée ; contrairement à la marche funèbre, il n'est pas tourné vers le passé, mais vers un avenir indéfinissable. Le souhait de Brünnhilde de s'immoler trouve une image ô combien saisissante dans l'orchestre, avec la fusion de son thème (celui de la Walkyrie) avec celui, scintillant comme une flamme, de Siegfried.

La musique s'apaise, la femme aimante reprend la parole. Des caresses d'une tendresse infinie font remonter un instant en mémoire le souvenir du duo d'amour de Siegfried, sans le faire revivre pourtant car ce moment est à jamais passé. Le chant devient d'une nostalgie douloureuse, amère même lorsque vient le moment d'évoquer la trahison. Mais maintenant, Brünnhilde sait, elle sait tout. 

"Savez-vous comment cela advint ?" Brünnhilde se tourne vers son père. Il est bien coupable oui, et la plainte de sa fille est déchirante. La voici au terme de sa trajectoire, commencée alors qu'elle écoutait, sans oser le comprendre, la souffrance de Wotan. Elle ne l'accable pas.  Elle peut le délivrer, le rédimer. Et voici peut-être la plus belle phrase musicale de tout le Ring. "Paix, sois en paix, ô dieu !" :  sur un énoncé plus onirique que jamais du thème du Walhalla, les violoncelles dessinent une arche sublime de grandeur apaisée. Wotan s'est endormi, son rôle est terminé. Sa fille bien-aimée lui a donné le baiser de la mort. 

Il reste à accomplir ce qui a été dit. Brünnhilde se saisit de l'anneau et en dénonce la perversité. Elle va le rendre, le thème des Filles du Rhin, celui du tout début de l'Or, flotte un instant dans l'orchestre. En écho aux prédictions des Nornes, elle envoie Loge brûler le Walhalla quand elle-même, dans un tutti orchestral intense, s'empare d'une torche. Depuis la scène 4 de l'Or, le Crépuscule des Dieux est annoncé : le voici. Elle jette la torche.

L'embrasement du bûcher déclenche une tempête orchestral phénoménale. Comme dans la conclusion de la Walkyrie, le feu scintille et crépite, mais il est à présent libéré de toute entrave et s'adonne à une allégresse destructive. Le chant de Brünnhilde est une véritable transe érotique, alternant le cri de la Walkyrie aux caresses enflammées. Ses appels "Siegfried ! Siegfried !" ont un élan irrésistible. Et sur le mot "Femme", lancé en apothéose, elle se jette dans le brasier.

Le feu de Loge prend alors une dimension monstrueuse, totale, primitive et apocalyptique à la fois, envahissant tout, détruisant tout. Il s'éteint soudainement, remplacé par l'eau, elle aussi dans son état le plus sauvage : le Rhin a débordé, amenant les Filles du Rhin et leur thème si insouciant et joyeux du début de l'Or, du monde pur avant le forfait d'Alberich. Hagen peut bien lancer une ultime malédiction, il est emporté. Le fleuve a repris son bien.

La symphonie terminale est fabuleuse. Sur le thème des Filles du Rhin, symbole de l'innocence retrouvée (et musicalement, du diatonisme succédant à la décrépitude du Crépuscule), le Walhalla retentit. Jamais il n'a sonné avec autant de majesté, alors qu'on l'entend littéralement se consumer dans les flammes. Cette musique respire la grandeur à un degré inégalé. C'est la fin des dieux, et celle des héros aussi : le thème de Siegfried retentit une dernière fois. Le thème légué par Sieglinde, et son annonce d'un avenir indéfinissable et totalement indéterminé, plane sur un orchestre apaisé, avant l'ultime accord.

Est-ce pour autant le début d'un temps nouveau, celui des hommes, représentés par les rares survivants : Gutrune et les vassaux manipulés par Hagen ? Ou bien, comme peut le laisser penser le titre de l'œuvre entière (l'anneau) et surtout le retour à la fin d'un climat mélodique si proche du début de l'Or (on s'attend presque à voir Woglinde lancer ses onomatopées initiales), est-ce seulement la fin d'un cycle et le début d'un nouveau, éventuellement identique ? Après tout, Alberich, ou au moins son esprit, est toujours là : "Celui qui sait monte la garde".


Quelques enregistrements

La discographie du Ring est exceptionnellement riche et passionnante. Je ne citerai ici que trois témoignages essentielles en provenance du festival de Bayreuth.

Le cycle dirigé par Clemens Krauss en 1953 est universellement célébré. La direction est fabuleuse, hantée, alternant la jubilation avec la noirceur la plus désespérée, en un mot : allumée. Un modèle, malgré quelques incidents inhérents au direct et malgré une prise de son monophonique assez précaire et instable. Le plateau vocal est constitué autour de chanteurs qui ont marqué l'après-guerre dans les rôles clés. Astrid Varnay est tout simplement sublime en Brünnhilde, somptueuse vocalement et totalement investie dans son personnage. Wolfgang Windgassen a été le principal ténor d'après-guerre à Bayreuth : il nous offre ici un Siegfried solaire, insolent de jeunesse. Ramon Vinay est un merveilleux Siegmund. Côté méchants, nous sommes gâtés, avec le Mime glapissant de Paul Kuen et surtout deux incarnations définitives : l'Alberich haineux, à la monomanie cosmique, de Gustav Neidlinger, et le Hagen de Josef Greindl, d'une noirceur épouvantable (il chante aussi Fafner et Hunding). Leur rencontre au deuxième acte du Crépuscule est à hurler de peur. Le reste est plus inégal, passant de l'excellent (l'Oiseau, Donner, Gunther, Fasolt) au bon sans plus (Sieglinde, Fricka), au moyen (les Filles du Rhin, les Nornes) à l'exécrable (Freia, Gutrune). Cette équipe exceptionnelle est cependant dominée de toute sa majesté, de toute sa classe (celle d'un grand chanteur de Lieder, en particulier du Voyage d'Hiver), par Hans Hotter. Il ne chante pas seulement Wotan, il est le dieu des dieux.A jamais.

Quatorze ans plus tard, en stéréo, le cycle de Karl Böhm nous offre encore Windgassen, Neidlinger et Greindl, certes fatigués mais tout aussi fascinants (Greindl surtout). Birgit Nilsson est insolente de facilité dans Brünnhilde, mais assez froide. Leonie Rysanek est la meilleure de Sieglinde, exaltée, sublime, son association avec le Siegmund de James King est d'anthologie. Theo Adam est un bon Wotan, malgré une voix qui ne se distingue pas assez dans l'Or, mais il ne fera pas oublier Hotter. Le reste du plateau est globalement plus homogène que chez Krauss, et de bon niveau.L'essentiel est toutefois ailleurs. Malgré parfois une impression d'essoufflement, Böhm est exceptionnel de finesse, de couleurs, de lyrisme ébloui : un fabuleux chant d'orchestre.

Et le miracle vint. En 2006, l'excellent label Testament nous a rendu le Ring dirigé par Josef Keilberth en 1955. Decca l'avait oublié dans ses tiroirs pour de sordides raisons, après l'avoir capté, pour la première fois de l'histoire, en stéréo. Quelle prise de son, flamboyante et dynamique ! Le plateau est le même que celui de Krauss pour les rôles principaux, et la plupart des rôles secondaires. Une exception, et c'est un plus :  Sieglinde, est chantée ici magnifiquement par Gré Brouwenstijn. Les autres sont égaux à eux-mêmes, c'est à dire incomparables, et au meilleur de leur forme. La direction de Keilberth ressemble beaucoup à celle de Krauss, moins noire, plus homogène, toujours ardente et passionnée, maîtrisant tous les dédales de la partition. Bien que vendu au prix fort, mais présenté dans un somptueux écrin, voici sans doute le Ring classique, à posséder absolument.


Accueil

Musique

Bach
Mozart
Beethoven
Schubert
Chopin
Schumann
Liszt
Wagner
Le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin
L'Anneau du Nibelung
Tristan et Isolde
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg
Parsifal
Brahms
Verdi
Bruckner
Mahler
Autres compositeurs
Mon piano amateur
Liens musicaux

Astronomie